L'Entrecôte

Il faut planquer le cadavre!
Henriette
contemple médusée larme du crime, bien calée dans sa main droite, une poêle à frire de taille moyenne, maculée de sang. Impossible à cet instant de savoir s'il s'agit du sang d'Edmond ou de celui de l'entrecôte. L'ustensile lui échappe alors et tombe sur le parquet dans un bruit métallique. Quelques gouttes de sang éclabousse à nouveau le tapi acheté en solde chez Castorama en octobre dernier. Sa jolie couleur beige a viré au marronnasse sanguinolent.
Henriette
porte sa main ridée à son visage brûlant. Ses tempes battent la chamade. Elle sent ses jambes en mi-bas-rose-chaire devenir nylon depuis l'intérieur. Prise d'un vertige, elle tourne aussitôt le dos à cette véritable boucherie et prend appuie des deux mains sur la commode Louis XVI. Elle rentre le cou entre ses épaules, penche la tête entre ses bras, respire profondément.
Une fois. Deux fois. Trois fois. Quatre fois.
Secoue-toi, Henriette!
Elle hésite, pantelante, mais s'en retourne à son crime. Ramasser la poêle, mettre l'entrecôte et les petits poids au frigo, faire la vaisselle et ranger le tout. Relever la chaise qui a basculer sous son poids. Déplacer les meubles qui bloquent le tapi. C'est pas facile quand on a mal au dos! Mais heureusement, hormis la table en teck et ses deux chaises, y'a que le fauteuil d'Edmond et le petit secrétaire en acajou.

Une fois la "scène de crime", comme ils disent dans Colombo, nettoyée, il ne reste plus que cette grosse nouille d'Edmond, face contre terre, les pattes écartées, et le fameux tapi de chez Casto. La mare de sang continue de recouvrir les poils beiges. 'Parait qu'on en contient cinq à six litres et ça fait beaucoup, pour sûr, six litres d'hémoglobine qui s'écoulent lentement de la tête d'Edmond.
Henriette
se penche et, tout en massant ses lombaires d'une main, replie de l'autre la carpette sur elle même. Elle grimace de douleur et d'épuisement mais ne rechigne même pas lorsque, arrivée à sa hauteur, elle recouvre Edmond de son linceul mortuaire. Le brave gars s'intègre parfaitement dans sa dernière demeure. Pas un cheveux n'en dépasse.
Mais s'il continue à saigner? Henriette se hâte aussitôt vers le grenier. Il doit bien y rester de vieilles housses en plastiques.
Près d'un quart d'heure plus tard, Henriette, satisfaite, rejoins la salle à manger en brandissant son trophée. Y loger le tapi et son nouvel habitant lui prendra à coup sûr davantage de temps.

Le jour commence à décliner lorsque Henriette met enfin le nez dehors, embarrassée. Elle ne peut décemment pas monter toute seule son Edmond jusqu'au grenier. Mais pour s'en débarrasser, encore faudrait-il qu'elle arrive, du haut de ses 1 mètres 54, à traîner jusqu'à la voiture un grand gaillard de 90 kg enrubanné de fausse fourrure beige!
Non. Il lui faut de l'aide.
Son visage s'illumine lorsqu'elle voit apparaître au bout de l'allée un Mr Victor tout bougonnant, accompagné de son caniche Chouquette.
- Ah, Mr Victor, s'écrie Henriette de sa voix de souris, Vous tombez bien. Vous qui êtes si costaud, venez-donc m'aider à mettre un vieux tapi dans le coffre de la Peugeot!
Mr
Victor hausse les épaules et attache sans se faire prier Chouquette au réverbère le plus proche.
- Sois bien sage, pendant que papa aide Mme Henriette, chuchotte-t-il à la bête.
Henriette
entraîne Mr Victor jusqu'à la salle à manger et lui désigne avec un grand sourire la housse en plastique, contenant le tapi taché de chez Castorama, contenant lui-même le cadavre de son mari. Mais cela, bien sûr, Mr Victor l'ignore.
- Prenez les jambes, je m'occupe de la tête.
Mr
Victor se fige, bouche-bée.
- Je plaisante, je plaisante, minaude Henriette.
- Dites-donc, c'est pas léger votre truc, s'exclame Mr Victor alors qu'ils atteignent l'entrée, Votre mari...Pfff...Votre mari ne pouvait pas vous aider, Mme Henriette ?
- C'est à dire que... Edmond est en voyage...chez sa soeur. Comme je peux pas l'encadrer, j'ai pas voulu l'accompagner, 'comprenez...Pfiou!...On y est presque...
Le tapi jeté sans ménagement dans le coffre de la voiture, Henriette remercie chaleureusement Mr Victor qui s'empresse d'aller détacher sa pauvre petite Chouquette sanglotante.
- Et vous allez en faire quoi, maintenant, de ce vieux truc, Mme Henriette?
- Je vais l'emmener tout de suite à la décharge. C'est pas bien loin et comme ça, ce sera fait!
- Z'aurez pas besoin d'aide pour décharger?
- Oh, ne vous en faites pas. Je m'en sortirai toute seule.
Elle répéta plusieurs fois cette phrase, comme si la saveur particulière de chaque mot pouvait laisser une emprunte indélébile sur sa langue.
- Oui, je m'en sortirai très bien, maintenant.
- Bon ben...bonne soirée Mme Henriette.
- Merci, Mr Victor...et le bonjour à Mme Charlotte et aux petites.
Elle attendit que le voisin ai regagné sa maison et fermé son verrou à double tour avant de mettre le contact.

Cela devait bien faire dix ans qu'elle n'avait pas conduit. Habituellement, c'était toujours ce gros bourru d'Edmond qui s'y collait. "Touche pas à la bagnole, répétait-il, Tu sais pas y faire avec les machine. Tu vas l'abîmer!" C'était pas tellement qu'elle n'aimait pas ça ou qu'elle était particulièrement maladroite, mais à en croire le "chef", c'était pas des affaires de bonnes femmes!
Ce soir, alors que le soleil disparaissait derrière les collines, le moteur vrombissant de la Peugeot lui réchauffait le coeur. Edmond était encore là, dans le coffre, pour une petite demie heure seulement, mais jamais plus elle ne l'entendrait râler du matin au soir pour des broutilles. Jamais plus il ne lui interdirait d'aller à tel ou tel endroit pour d'obscures raisons. Jamais plus elle ne tolérerait les insultes et les railleries d'une brute épaisse qu'elle avait passé 35 ans à craindre et à détester. Tout en appuyant un peu plus sur l'accélérateur, elle murmura avec un demi-sourire:
- Alors, Edmond, tu penses toujours que c'est de la merde, mon entrecôte?

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