Conte : 6666 marches

Je fais quelques pas hésitants dans un bureau sombre à dominance pourpre. Un large meuble en bois d’ébène assortis de deux fauteuils capitonnés  trônent au centre de la pièce. Dans mon dos, la porte se referme déjà dans un claquement sinistre. Je sursaute.
Des pans de murs entiers sont recouverts d’ouvrages divers et variés : poésie, théâtre, histoire, science, politique…De prime abord, c’est assez impressionnant. Pourtant, un rictus involontaire se dessine sur mes lèvres : Il est bien rare qu’une personne, aussi respectée et instruite soit-elle, ait lu l’intégralité des livres composant sa bibliothèque. Ils sont généralement sélectionnés avec soin afin de constituer, en quelque sorte, une vitrine intellectuelle idéale. Mon hôte a certainement quelques lectures inavouables confinées au fin fond de ses appartements, mais il va de soit qu’aucune n’aura jamais sa place sur ces étagères. Je plisse les yeux afin de distinguer deux ou trois  titres prestigieux, lorsqu’une voix forte et autoritaire m'apostrophe :
-  Soyez le bienvenu, Mr Prince.
Je fais volte-face et distingue dans l’ombre, à l’angle gauche de la porte, la silhouette charismatique de celui qui m’a convoqué. Y était-il tapi depuis le début ? La question me taraude, mais je n’ose la formuler.
Il esquisse un sourire en voyant poindre sur mon visage un embarras diffus. La surprise a fait son petit effet ! Il s’empare d’une bouteille qu’il débouche d’un coup de dents carnassier, recrache nonchalamment le bouchon de liège sur le plateau du mini-bar et verse dans un verre un liquide que je devine ambré.
-  Un petit bourbon ?
-  Volontiers.
Le son de ma voix me fait l’effet d’un faible miaulement. Je me racle la gorge, espérant retrouver un peu d’assurance.
Le patron me tend un verre, s’en serre un, puis  m’invite à m’assoir. Tout en se laissant, à son tour, tomber dans un fauteuil, il lâche un soupire satisfait avant d’aspirer une gorgée d’alcool. Je l’imite timidement.
-  Comment trouvez-vous mon bureau, Mr Prince ?
-  Oh, eh bien… il m’a l’air…douillet.
Il ne semble pas prêter attention à ma remarque et j’en viens à m’interroger sur le but de cette question. Peut-être n’attendait-elle tout simplement aucune réponse.
-  Je vous ai invité afin de vous en dire davantage sur la mission qui va vous être confiée. Savez-vous en quoi cela consiste ?
-  On m’a vaguement parlé d’une expédition…
Il ouvre un tiroir et en tire une carte jaunie qu’il déroule sous mes yeux intrigués. Son doigt se pose à l’extrémité ouest du document :
-  Vous devrez vous rendre ici.
-  Bien. Je suppose qu’avec une équipe d’une vingtaine d’hommes, je devrais…
-  Nous nous sommes mal compris, Mr Prince. Quand je dis « vous », je parle de vous seul. Un bateau de commerce devrait vous en rapprocher, mais pour la suite, vous vous débrouillerez seul. Je vous fournirai vivres, montures, armes, ainsi que tout ce qui vous semblera nécessaire. Mais cette mission requiert la plus grande discrétion. La moindre fuite pourrait nous être fatal, comprenez-vous ?
-  Je serai donc parfaitement seul.
-  Effectivement.
-  Et que devrais-je y faire, dans ce coin perdu ?
-  C’est là que tout se complique. Il ne s’agit pas d’une simple expédition, mais bel et bien d’une mission de sauvetage. Une personne qui m’est chère a été enlevée et nul besoin de préciser que le prix exigé en échange de sa libération ne me satisfait guère.
Il marque une pause, songeur. Je le devine anxieux. Je garde le silence. Il reprend :
-  Selon nos sources, la captive est retenue au dernier étage d’une tour gigantesque, férocement gardée par une hydre à six têtes, en plein cœur d’une monumentale forêt de ronces. De nombreux autres pièges attendent l’inconscient qui s’aventurera à gravir les six mille six cent soixante-six marches qui le séparent de son but ultime : libérer…
-  Et l’inconscient, c’est moi ?
-  Euh… oui, Mr Prince. Mais nous avons toutes les raisons de penser que vous réussirez. Vous êtes un homme habile, expérimenté et déterminé…
-  Certes, mais tout de même… Une hydre à six têtes, des pièges mortels, une forêt impénétrable… et tout ça pour quoi ?
-  Effectivement, nous n’avons pas encore parlé rémunération. Il se trouve que le terroriste à également amassé dans cette tour un trésor substantiel qui vous reviendra de droit… une fois ma petite Princesse rendue à son papounet.
Mes yeux s’arrondissent et je manque de m’étouffer avec le bourbon. Le patron  m’envoie libérer sa fille ! Il entend risquer la vie d’un de ses meilleurs agents parce qu’il ne veut tout simplement pas débourser un kopeck pour la vie de sa maudite pisseuse ! Je proteste mollement :
-  Mais… elle ne peut pas se libérer toute seule, votre Princesse ? Je veux dire…. C’est une grande fille et…
-  C'est-à-dire que… elle est tout de même retenue par un mage extrêmement puissant. Je vous assure, Mr Prince, que cet individu n’est pas un enfant de chœur.
-  Certes, Monsieur, certes…. Mais moi non plus. N’avez-vous pas songé à payer la rançon ? Cela épargnerait à chacun beaucoup de désagréments.
-  La rançon, mon ami, consiste à livrer au mage l’intégralité de mon Royaume, sujets compris.
Et comme le patron semblait douter de ma vivacité d’esprit, il se crut malin d’ajouter :
-  Et vous compris, bien entendu. Alors, entre mourir de la main d’un sadique tout puissant ou mourir dévoré par son hydre, je puis parfaitement vous laisser le choix…
-  Il y a une troisième possibilité. Peut-être serais-je victorieux…
-  Évidemment, ce serait l’idéal, et nous croyons en vous, Mr Prince. Le sort de ma fille, que dis-je, le sort de tout le Royaume est entre vos mains !
Un silence pesant s’installe dans le bureau nimbé de pourpre. Le patron siffle patiemment son bourbon pendant que je m’interroge sur le pourquoi, le comment et le sens de la vie. Une idée désagréable nait alors dans mon esprit. Elle gagne mes lèvres si vite que je ne peux la retenir :
-  Je ne suis pas le premier, n’est-ce pas ?
L’homme interrompt sa consommation pour souffler :
-  Non.
-  Combien ?
Nouvelle gorgée.
-  Sept.
Encore une petite, comme pour se donner du courage.
-  Bill, Joe, Tom, Hank, Bob, Will et Albert-André.
Je laisse échapper un sifflement, mi-impressionné, mi-sarcastique :
-  Donc vous ne croyez pas réellement en moi. Vous me le demandez simplement parce que vous n’avez personne  d’autre sous la main !
Il hausse les épaules, l’air de dire «  bof, qui sait !» et vide son verre avec toute la dextérité d’un pilier de bar.
-  Je n’y connais pas grand-chose en matière de prise d’otages, mais n’est-il pas d’usage, lorsqu’on est attaqué, qui plus est à sept reprises, d’exécuter ladite otage ?
-  Peut-être a-t-il pensé qu’il était regrettable de perdre sa seule monnaie d’échange. Peut-être se sait-il tellement puissant que toute cette mascarade l’amuse. Ou peut-être a-t-il autre chose à foutre ! Qu’en sais-je, au juste ?
-  Mouais… Tout ceci n’a rien de bien rassurant.
Le patron se redresse et tend alors vers moi son visage massif, cerclé d’une impressionnante barbe grise.
- Trêve de palabres, Mr Prince. L’alternative est loin d’être compliquée : ou bien vous partez sur le champ pour la Grande Tour Noire, vous affrontez la forêt, l’hydre, les pièges, le mage et libérez ma fille. Vous revenez ici en grandes pompes, plus riche que Crésus et fiancé à la plus  douce, la plus belle, la plus inestimable jeune femme du Royaume. Ou bien, j’envoie quelqu’un d’autre. Qui sait, peut-être même des centaines d’autres. L’un d’eux finira bien par triompher ! Il deviendra un héros ! Quant à vous, vous demeurerez jusqu’à la fin de vos jours le même pantin pitoyable et fauché ! Alors ? Qu’avez-vous à répondre à cela ?
-  Moi, fiancé à la Princesse ?
-  Oui…enfin, c’est en quelque sorte le cadeau bonus. Vous la sauvez, je vous l’offre…
-  Mais… pourquoi ?
-  Ce sont des choses qui se font, voyez-vous. Je ne sais pas trop pourquoi, mais c’est ainsi. Cela devrait d’ailleurs vous motiver encore davantage, non ?
-  Oui…enfin, non… Je veux dire… sauf votre respect, Monsieur… Je ne sais que répondre…
-  Eh bien essayez « Merci », ça fonctionne plutôt bien, généralement.
-  Non. En fait, je…je… Je n’en veux pas, moi, de la Princesse !
J’ignore si ma voix a trahi la virulence de mes pensées, ou si un silence de cathédrale a amplifié cette phrase, aussitôt regrettée, mais ce fut comme si j’avais dégainé mon mousquet pour tirer dans le lustre.
Comprenons-nous : je n’ai pas regretté le fond de mon propos, mais en croisant le regard contrarié de mon hôte, j’ai profondément regretté mon manque de tact. On peut parler d’un cri du cœur ou d’un trop plein d’émotions. Néanmoins, une chose est certaine : je n’ai aucune envie d’épouser la fille du boss !
-  Enfin, mon garçon, c’est quoi ton problème ? Quel genre d’andouille refuserait une telle opportunité ?
Une fois n’est pas coutume, je laisse passer un ange afin de murir soigneusement ma réponse. Car comme on dit dans le milieu : le vexer une fois, ça va ; le vexer deux fois, bonjour les dégâts. Même si je doute un peu de l’exactitude de la citation, à cet instant précis, je n’ai qu’une idée en tête : l’appliquer à la lettre.
-  Cela…est… très louable de votre part et…je suis extrêmement flatté…honoré par votre confiance. De ce fait, j’accepte la mission et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour la mener à bien… J’accepte le trésor, j’accepte la renommée, si tel est votre bon plaisir… Mais… je ne puis épouser votre fille… même si, évidemment, je suis tout à fait certain du bonheur que cela doit…
-  Le problème, mon petit père, c’est que la main de ma fille fait partie du package. Alors il va falloir argumenter un peu mieux que ça.
Je fronce les sourcils. « Mon petit père » ? C’est étrange, mais je préférais amplement « Mr Prince ».
-  Je n’ai tout simplement pas envie de me marier pour le moment… Qui plus est avec une parfaite inconnue !
-  Mais ce n’est pas une inconnue : c’est MA fille !
-  Eh bien pardonnez-moi, mais la seule chose que je sais d’elle, c’est qu’elle a été suffisamment tarte pour suivre une mage en haut d’une tour et qu’elle y est désormais coincée !
Une fois encore, on peut estimer que mes mots ont largement dépassé ma pensée. Mais il en faudrait bien davantage pour perturber ce papa-poule !
-  Nous disposons d’une collection de portraits magnifiques qui devrait te faire fléchir en moins de deux.
-  Ce ne sera pas nécessaire, Monsieur. Quel genre d’homme s’entiche d’ une fille après avoir regardé trois portraits ? Ma décision est prise : je n’épouserai pas la Princesse. Vous ne pouvez pas m’y forcer, après tout.
Un doute plane et j’ajoute, non sans crainte :
-  N’est-ce pas, que vous ne le pouvez pas ?
-  Ah ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Tu ne veux pas, tu ne veux pas ! Elle va être sacrément déçue, c’est tout.
-  Je ne comprends vraiment pas pourquoi. On ne se connait même pas.
-  Les traditions, en quelque sorte. Une Princesse est en danger, un preux chevalier la sauve, ils se marient et vivent heureux jusqu’à la fin des temps… Ma fille en a tant rêvé qu’elle risque d’être anéantie lorsque tu viendras la délivrer.
-  Ah bah, bonjour l’accueil !
-  Ne le prend pas mal, mais il y a quelque chose d’un peu malsain à secourir une jeune femme qu’on a pas l’intention de l’épouser… Tu n’aurais pas… une peur panique de l’engagement par hasard ?
-  Non. Non, pas que je sache... Je trouve même cela plutôt noble et je crois que ce serait dommage de tout bâcler.
-  Alors, quoi ? Une autre fille te tourne la tête ? Margot, la petite femme de chambre, peut-être ? Je t’ai vu la reluquer, une ou deux fois.
-  C’est possible, mais ce n’est pas le problème. Je n’envisage pas non plus d’épouser… euh… Margot.
-  Mais alors qui ?
-  Je… personne ! Je ne veux épouser personne !!!
-  Ah je vois…
Il se penche vers moi, autant que le large bureau le permet, et me glisse, sur le ton de la confidence (chose inutile, puisque nous sommes indubitablement seuls dans la salle) :
-  Tu préfères les hommes.
Je soupire. J’ai l’impression de ne pas en voir le bout. Peut-être aurais-je dû simplement lui dire que cette mission ne m’intéresse pas, qu’elle est bien trop périlleuse et que, vraiment, c’est gentil, mais je préfère rester chez moi. Je serais sûrement passé pour un couard, mais au moins, je me serais épargné l’interrogatoire ! Je prend une nouvelle inspiration et je répond calmement, vraiment très calmement :
-  Non, j’aime beaucoup les femmes. Mais pour l’instant, je suis très bien tout seul, merci.
-  J’avoue que je ne comprend pas. Peut-être devrais-tu songer à aller voir un psy. Nous en avons de très compétents…
-  Vous entendez marier votre fille au premier type qui la sortira de son donjon, et c’est moi qui devrais consulter ?
-  Sur un autre ton, Prince !  J’essaye juste de t’aider.
-  C’est très aimable de votre part, mais je n’ai aucunement besoin d’aide.
Nouveau silence. Je dévisage mon interlocuteur qui garde désormais les yeux rivés à la carte dépliée. Il n’ose recroiser mon regard et semble s’interroger sérieusement sur la viabilité de cette mission.
-  Bien, souffle-t-il enfin, Bien bien bien… Très bien…
Je comprends qu’il est tant pour moi de quitter cet endroit. Je repousse doucement mon siège et me dirige vers la porte, déçu et même, légèrement honteux. Finalement, pas de voyage, pas de sauvetage, pas de trésor. L’aventure s’arrête là pour ce pauvre Mr Prince. Alors que ma main s’abat sur la poignée froide et noire, une voix grave me retient :
-  Mais je ne peux pas laisser ma petite Princesse aux mains de ce cinglé.
-  Un ballon, dis-je sans même me retourner.
-  Plait-il ?
-  Envoyez-y un ballon. Survolez la forêt de ronces, l’hydre à six têtes et tout le toutim, puis faites sortir cette petite dinde par la fenêtre.
-  Un ballon ?!?
-  Un ballon.
-  Ingénieux. Le mage risque de ne pas apprécier.
-  Il sera bien temps de se soucier des représailles, une fois la Princesse en sécurité.
J’ouvre la porte dans un grincement sordide, semblable à un sanglot. Il faudrait la huiler. Deux gardes m’observent. J’hésite à leur faire part de cette  fascinante observation. Puis je réalise que  c’est comme les livres, le bourbon, le bureau massif, les tentures et rideaux pourpres, l’obscurité : rien qu’une mise en scène grotesque pour rappeler à chacun qui est le chef. Alors je me retourne une dernière fois, contemple avec défiance ce vieux Roi abattu, inquiet, presque lamentable, la tête entre ses mains, puis lui lance avec un aplomb qui ressemble fort à de l’insolence:
- Quand elle sera rentrée, apprenez-lui donc à se défendre et à être autonome. Ça lui passera peut-être l’envie de se marier avec le premier venu !
Le patron me lance un regard surpris. Il ouvre la bouche, mais aucun son n’en sort. Je lis dans ses yeux qu’il n’est pas habitué à ce qu’on lui parle sur ce ton, mais en ce qui me concerne, je n’ai toujours pas digéré « mon petit père ».
Je sens bien qu’il n’est pas dans son état normal. D’ailleurs, il n’a plus grand-chose de commun avec l’homme impressionnant qui m’a offert un verre. Mais je n’ai jamais su faire montre de beaucoup de compassion. Avant de quitter enfin ce lieu oppressant, je me permets donc d’ajouter :
-  …Et puis, la prochaine fois, ça nous évitera d’envoyer sept pauvres types au casse-pipe !

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