"Les mots rendent les cris vains"*


-          Tu m’aimes

-          Non
-          Pourquoi ?
-          Je n’ai pas que ça a faire
-          Cela n’a aucun sens ! Moi j’aime les lilas, le chocolat et les bandes dessinées et pourtant je n’ai pas que ça a faire. L’un n’empêche pas l’autre, comme on dit…
-          Alors c’est que tu ne le mérites pas… Ou qu’il y en a d’autres que j’aime plus que toi.
-          C’est injuste. Je t’aime, moi. Enfin je crois…
-          Eux aussi, ils m’aiment. Probablement mieux et plus intensément que toi ... C’est injuste, sûrement, mais ça arrive… Tu dis que tu crois m’aimer… Tu n’en es pas certaine ?
-          Non, effectivement. Tu sembles vexée ?
-          Intriguée serait plus adéquat
-          Je t’explique : on dit que c’est surtout soi-même que l’on aime quand on aime… Je ne sais pas si c’est bien clair…
-          Pas du tout
-          On dit…on dit que l’on aime avant tout l’image de soi que l’autre nous renvoie
-          C’est possible
-          Eh bien je t’aime profondément. Je te veux, je t’admire, je suis dépendante de toi… Mais je n’aime pas ce que tu me renvoies
-          Tu ne m’aimes pas parce que tu ne t’aimes pas ?!?
-          Non. Je ne t’aime pas parce que TU ne m’aimes pas. Tu me méprises, tu m’isoles, tu m’humilies… Je t’aime, bien sûr, mais tu me fais du mal et pour cela, je te hais !
-          Eh bien ! Te voilà reine du paradoxe !
-          Tu m’en veux ?
-          Non
-          Vraiment ?
-          J’imagine que je t’en voudrai si j’avais de l’affection pour toi, mais comme ça n’est pas le cas…
-          Tu es…blessante
-          Tu devrais y être habituée
-          Si j’y étais réellement habituée, je te dirais juste « je t’aime » et il n’y aurait plus de paradoxe
-          Ou bien tu me quitterais…
-          Je ne crois pas
-          Pourquoi ? Avec tout le mal que je te fais, ce serait bien normal. Tu n’es pas masochiste, n'est-ce pas ?
-          Masochiste, non. Cela se rapprocherait plutôt d’un syndrome de Stockholm
-          Tu n’es pas captive : personne ne te retient
-          C’est vrai. D’ailleurs, je suis parfois tentée de t’abandonner là, avec tous ceux qui savent t’aimer bien mieux que moi. Il m’est même arrivée de le faire
-          Ah bon ?
-          Oui. La dernière fois, je suis partie…quoi ? Deux mois ?… Mais tu me manquais trop ou peut-être est-ce le sentiment grisant de ta compagnie qui me manquait. Je me suis remise à penser à toi, à en éprouver une forme de joie même, et je suis revenue
-          Je ne m’en étais pas aperçue
-          Évidemment, puisque je n’ai pour toi aucune espèce d’importance
-          Pas aucune…
-          Une petite ?
-          Une infime. Disons que, pour prendre un exemple vulgaire, si j’étais Dieu et toi une fidèle… Tu aurais beau me prier et m’adorer, tu n’arriverais certainement pas à la cheville de ceux qui bâtissent des monuments à ma gloire. Tu m’aimes, je l’ai bien compris et j’apprécie le geste, mais ton amour n’a rien de comparable avec le leur.
-          Alors tu n’aimes réellement que ceux qui ont les moyens de te célébrer ?
-          Les moyens techniques, pas financiers. Je ne suis pas une pute !
-          Mes moyens peuvent très bien évoluer, j’y travaille !
-          Et je ne t’en aimerais que davantage… Cependant, pardonne moi, mais je peine à t’en croire capable.
-          Je t’assure que je fais tout mon possible
-          Excepté...
-          Excepté ?
-          Excepté quand tu me... ?
-          Quand je...t’abandonne ?
-          Précisément. Il faut croire que « tout ton possible », ce n’est pas suffisant
-          Mais enfin, si je t’abandonne, c’est bien parce que tu te montres à ce point détestable avec moi !
-          Ne t’énerve pas, j’essaye de t’expliquer quelque chose
-          J’écoute
-          Qui, de nous deux, aime l’autre et fait des pieds et des mains pour le conquérir ?
-          Je ne vois pas où tu veux en venir
-          Réponds !
-          Moi, évidemment
-          Et qui de nous deux aurais donc le moins d’intérêt à se tenir loin de l’autre ?
-          Encore moi... Mais tu me rends la vie impossible !
-          La vie ? Mais quelle vie ? Je croyais que c’était moi ta vie !
-          Quelle prétentieuse !
-          Ce n’est pas vrai peut-être ?
-          ... Parfois. Pas toujours. Parfois, je me dis que sans toi, ma vie n’aurait plus aucun sens.
-          Alors qu’est-ce que je te gâche, au juste ?
-          Le reste. C’est étrange... D’un côté, quand je suis avec toi, je me dis que ma vie ne serait rien si je ne t’avais pas, que moi-même je ne serai personne... D’un autre côté, si tu n’existais pas, je n’aurais pas besoin de me poser cette question
-          De quelle question s’agit-il précisément ?
-          « Est-ce que je suis spéciale ? Est-ce que ce je suis douée ? Est-ce que c’est important ? »
-          Ça fait beaucoup de questions...
-          Est-ce que j’ai seulement besoin d’être spéciale ?
-          C’est à moi que tu le demandes ?
-          Non... plutôt à moi.
-          Et la réponse ?
-          La réponse est souvent « non ».
-          Donc tu n’as pas besoin de moi, finalement.
-          Qui sait...
-          Alors tu vas partir ?
-          Oui
-          Encore une fois ?
-          Oui
-          Mais tu vas revenir ?
-          Je crois. Tu as peur ?
-          Non ! Et toi ?
-     Non... Un peu... Toujours un peu.



* "Les Fourmis n'aiment pas le flamenco" Auguste Derrière (Le Castor Astral - 2011)

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