Un sourire

Elle est jolie. Elle sourit, les yeux rivés sur son bouquin. Un passage amusant sûrement. Moi je ne souris jamais devant les livres. Je vois pas pourquoi ni comment on peut sourire devant ces trucs-là. Elle doit vraiment s’ennuyer, ou bien c’est pour un cours, elle fait jeune, ou bien c’est un cadeau qu’elle lit pour faire plaisir à un ami…
Toujours est-il qu’elle sourit. Ce doit être quelqu’un d’agréable, de chaleureux, de doux. Oui, elle a un regard doux. Elle est toute fine, toute sage, évanescente, je crois, on dirait un ange. Elle tourne la page, l’air absorbé. Je remarque ses ongles courts au verni rose légèrement écaillé. Peut-être qu’elle les ronge quand elle est nerveuse. Ça lui donne un petit quelque chose de naïf et d’accessible. Je voudrais lui parler, engager la conversation. Je ne sais pas trop comment… Mais je suis sûr que j’ai mes chances. Elle est tellement calme. Ça ne doit pas être le genre à jouer les arrogantes !

Je me déplace furtivement sur le siège d’en face. Elle fronce les sourcils. Impossible qu’elle ait remarqué : je ne suis pas un bulldozer ! Je prends une pause décontractée. Je suis un homme affable et sûr de lui. Il ne faut pas paniquer. Ce conseil vaut bien pour nous deux...

J’ai décidé de jouer la carte de l’humour. Elles aiment bien ça, les types qui ont de la répartie. Je tapote de l’index le haut de son pavé et lui lance d’une voix cajoleuse :
-    Il est bien, ton livre ?
Ok, pour l’humour, on repassera.
-    Ça va…
-    Et ça parle de quoi ?
-    C’est un roman policier… Il y a une série de meurtres dans un musée et le conservateur enquête en même temps que la police…
-    C’est cool…
J’ignore s’il s’agit d’une question ou d’une affirmation. La fille ne semble pas le savoir non plus : elle se contente de hocher pensivement la tête. Elle attend. Il faut vite que je trouve autre chose… Vite-vite-vite-vite-vite !

-    Ça te dirait d’aller boire un verre ?
-    Non merci.
-    Allez ! On descend à la prochaine, je connais un bar super dans le quartier.
-    Je vais travailler…
-    Ah ? Tu fais quoi ?
-    Je…suis vendeuse, dans le prêt-à-porter…
-    Où ça ?
-    Pas loin.
-    On va boire un verre après ton boulot, alors ? Tu me donnes ton numéro ?
-    Je préfère pas…
-    Mais si, pour fêter le début du week-end !
-    Je bosse le samedi aussi et je suis pas mal occupée…
-    Bah donne moi ton numéro et je t'appelle dimanche !
-    Non.
-    Mais pourquoi ?
-    Je te connais même pas, je vais pas te donner mon numéro…
-    Comment tu t’appelles ? Moi c’est Théo… Et toi ?
-    Mm…Mathilde…
-    Bah voilà, Mathilde, maintenant on se connaît.
-    Je ne veux pas te donner mon numéro.
-    Ok, je comprends…bah dis moi où tu travailles et je passe pendant ta pause. On ira se prendre un café…et c’est moi qui paye !
-    Je n'ai pas envie.
-    Mais c’est quoi ton problème, Mathilde ? Je te drague pas, tu sais… Je veux juste qu’on soit amis. T’as rien contre les amis, si ?
-    Non…
-    Bah alors quoi ?
-    Je te l’ai dis, ça ne m’intéresse pas.
-    Tu as un copain, c’est ça ?
-    Je croyais que tu me draguais pas !
-    Mais je ne te drague pas.
-    Alors pourquoi tu veux savoir si j’ai un copain ?
-    S’il est jaloux…qu’il ne veut pas que tu sortes avec d’autres garçons, je comprendrais…
-    Et ce que moi je veux, ça t’intéresse ou pas ?
-    Comment ça ?
-    Je te dis que je ne veux pas aller dans un bar avec toi, que je ne suis pas intéressée. Je te le dis poliment, sans m’énerver, et tu insistes. Par contre, tu serais tout disposé à me laisser tranquille si mon petit ami potentiel s’avérait être un gros macho possessif !?
-    Eh, pourquoi t’es agressive, là ? Je veux juste discuter. C’est quand même pas compliqué. Je t’ai vu, je me suis dit : « elle est charmante, elle a l’air sympa, j’aimerais mieux la connaître ». J’ai pas été méchant, ni rien, alors pourquoi tu me réponds comme ça ?
-    Tu n’es pas correct.
-    Quoi ?
-    Je suis occupée et je t’ai dit que je ne voulais pas. J'ai essayé la manière calme mais tu insistes toujours. Alors ne t’étonne pas si je me braque.
-    Ok, c’est bon. De toute façon, je descends là. Et tu sais quoi ? Bah je me suis trompé sur ton compte : tu n’es qu’une garce prétentieuse ! Et tu vois, moi aussi, je reste poli !

Je me lève sans plus attendre. Avant de descendre du tram’, je jette un dernier regard par-dessus mon épaule. Elle a replongé le nez dans son bouquin, imperturbable, comme si cette conversation n’avait jamais eu lieu. Je vocifère une insulte qu’elle fait mine de ne pas entendre. Je suis fou de rage. Pour qui elle se prend, cette conne, avec son petit sourire de merde ? Ce n’est pas une starlette ou une princesse, juste une petite bourge coincée qui vend des chiffons. Elle n’est pas tellement jolie, d’ailleurs…Tiens, elle a même de la chance que je m’intéresse à elle !

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