Charbon

Quand j’en vois passer une, j’ai le cœur qui fait un bond.
Plusieurs petits bonds, en vérité. Comme elle. Boing-boing-boing. Trois petits bonds puis c’est fini.
Quand j’en vois passer une, c’est idiot, mais je me sens heureuse. C’est fugace. Comme un éclair. Trois petits bonds, dans mon cœur et sous mes yeux, puis s’en va.
Je peux bien être inquiète, nostalgique, triste ou folle de rage ; à chaque fois que j’en vois passer une, c’est un émerveillement naïf. Une pause légère dans la grisaille du quotidien. Comme si le temps se figeait trois petites secondes, trois petits bonds, juste le temps de me remonter le moral.

Oui, c’est idiot. Véritablement idiot. A chaque fois que cela arrive, je me sens comme une gamine qui trouve un caillou brillant sur la plage. Un petit « Oh ! » m’échappe à tous les coups. C’est toujours une surprise, même quand je la cherchais du regard depuis quelques minutes déjà.

Parfois, une personne près de moi fait « Oh ! » à son tour. Ou même avant, ce qui pique ma curiosité.
Je sais qu’elle l’a vue. Je comprends qu’elle aussi a laissé une joie innocente illuminer sa routine. Je devine un sourire enfantin sur ses lèvres, un éclair espiègle dans son regard. Nous sommes proches. C’est rare. En pareilles circonstances, surtout... C’est absurde : se sentir subitement proche de quelqu’un parce qu’on partage avec lui un petit émerveillement que tant d’autres gens ne peuvent comprendre.

Le « Oh » n’est pas toujours synonyme d’attendrissement. Quand j’en vois passer une, mon cœur fait des bonds. Celui de mon voisin aussi, certainement. Mais peut-être pas pour les mêmes raisons. Bonds d’angoisse, de dégoût, d’horreur, d’ignorance même... « Oh ! Un nuisible ! »
Bah…Tu t’es bien regardé ? Qui consomme plus que de raison ? Qui prolifère à tout va sans se soucier de ce qu’il adviendra de sa progéniture ? Qui détruit tout sur son passage ? Qui n’a aucun instinct de survie et se fiche pas mal des conséquences de ses actes ? Nuisible toi-même, va !

Quand j’en vois passer une, je me sens plus légère. Je la suis du regard jusqu’à la perdre de vue. Il faut dire qu’elle a un bon camouflage. Gris charbon sur gris charbon. Lorsque le métro arrive, elle trouve refuge sous une raille, dans un creux, ou dans un dédale connu d’elles seules. J’imagine qu’elles y ont établi une société secrète, une forteresse grandiose où elles s’éclatent comme des malades, au rythme  sourd du métro parisien. Je les vois bien, par centaines, par milliers, dans les sous-sous-sols de la ville, organiser de gigantesques réceptions pour souris. Je subodore qu’elles ne remontent si souvent à notre niveau que pour y quérir les matériaux nécessaires à la construction et à l’entretien de leur cité mystérieuse. Un peu comme les souris du conte le faisaient avec les dents de lait des enfants…mais en plus terre-à-terre, finalement.
Il faut que ces aventurières soient sacrément bien rémunérées par le haut conseil des souris pour accepter un tel travail. Elles risquent quand même leur peau !
Mais elles sont si petites et l’engin est si gros, si bruyant, qu’elles doivent en percevoir les moindres vibrations.
Quand j’en vois passer une, mon cœur se réchauffe. Mais parfois, je me sens plus émue que joyeuse. Je me dis, qu’évidemment, la forteresse des souris grises du métro n’existe pas. Qu’elles ne doivent vivre que quelques mois avant de mourir, écrabouillées, intoxiquée par un morceau de plastique, d’une crise cardiaque ou encore les poumons englués par la poussière du charbon noir qui leur serre de refuge. Je me dis que de si petites créatures, évoluant au milieu d’un tel vacarme, doivent être complètement sourdes. Qu’elles sont peut-être même partiellement aveugles. Je me dis que si elles sont grises charbon, c’est probablement pour une raison  toute darwinienne de survie, parce qu’elles ont dû s’adapter, s’intégrer à cet environnement crasseux. Comme un lapin dans la neige, comme un fennec dans le désert, comme une grenouille dans la jungle…mais en moins naturel, forcément.

Vu sous cet angle, ce n’est évidemment pas le plus bel endroit de la Terre, ni même le plus sûr. Mais au moins, comme les chats, les serpents et les rapaces  de métro n’existent pas encore, elles n’ont pas vraiment de prédateur. Hormis le métro lui-même et quelques passagers phobiques et mal-lunés.

Commentaires