Scandale

Cynisme enclenché !*


-  2017, le monde découvre avec effroi ce qui se trame derrière les murs calmes et ternes de nos bibliothèques. Un groupe de militants, n’écoutant que leur courage, a hardiment forcé les poubelles scellées d’une médiathèque du sud de la France et là…. Horreur ! Un spectacle effroyable leur a fait monter les larmes aux yeux. Dans la bene, des centaines de livres gisent, attendant la mort.
Le personnel local se défend : on ne jette pas aveuglément, non ; on rafraichit, on désherbe. C’est parait-il indispensable. Mais comment diable peut-on se prétendre défenseur des livres et de la culture si on n’est pas fichu de les protéger de la folie consumériste du vite-acheté vite-jeté ?
Car bon sang de bois, un livre est un objet à part, un objet sacré ; ce n’est pas une vulgaire miche de pain, une paire de chaussettes ou une chaise. C’est…c’est…bien plus que ça ! Un livre, c’est le patrimoine, la mémoire, l’art, l’esprit. Un livre, c’est un supplément d’âme !

-  Ah oui ? Même…un bout d’encyclopédie Universalis de 1985 ? Même un essai plus que périmé sur l’Europe des 12 ? Même un document constellé d’une substance maronnasse collante et qui pue ? Même le récit chiant à souhait du Jean-Marc Trucmuche, à qui personne n’a jamais su donner la moindre chance de convaincre en quinze années de bons et loyaux services sur les étagères de la bibliothèque ?
Sont-ce vraiment des monuments de l’édition que les douze exemplaires d’un best-seller de Suzanna Larmaloeil, cette autrice au style insipide qui crée (on ne sait trop pourquoi) l’évènement à chaque nouvelle publication ? Est-il vraiment utile de conserver un guide sur la Tchécoslovaquie ? Un ouvrage exclusivement en noir et blanc et aux photographies proprement immondes, sur la peinture impressionniste constitue-t-il vraiment un immanquable de notre patrimoine national ?

-  Mais oui ! Certainement ! Absoluvéritablement !!!
Quand on se dit bibliothécaire, on protège, on conserve, au sauvegarde. On n’est pas chez Ray Bradbury, on n’est pas des nazis, que diantre ! Nous sommes des gens civilisés qui conservons nos précieux ouvrages jusqu’à notre mort. Nous les lèguerons ensuite à nos petits enfants, qui découvriront avec un sourire contrit sur leurs lèvres pincées, le contenu inestimable de leur héritage : la collection complète des « Martine », seize volumes de Tintin qui sentent la pisse de chat, une méthode pour faire des scoubidous et un lot de deux-cent livres de poche, tous plus cuits les uns que les autres. Jackpot !
Nul ne devrait jeter un livre. Ce n’est pas correct et de tels actes devraient être lourdement sanctionnés ! Les autres déchets issus de notre absurde surconsommation n’ont aucune espèce d’importance… Mais quand même ! Un livre ! Ce n’est pas pareil ! Vous autres, libraires, imprimeurs, éditeurs, bibliothécaires, vous devriez comprendre ça. Vous n’êtes pas comme ces gens qui pensent pour le chiffre, la rentabilité, l’efficacité. Vous êtes des artistes, des rêveurs. Vous aimez l’Art et la nourriture spirituelle, c’est votre côté bohème.

-  Ça oui. J’aime l’art. J’aime la création. J’aime l’idée de participer à l’enrichissement intellectuel et au divertissement de millier de personnes. J’aime partager. J’aime faire découvrir. J’aime voir éclore de nouveaux talents. J’aime ce métier qui se renouvelle sans cesse.
Et ce sont les raison qui me poussent à pilonner des ouvrages, à faire du vide. Car comment faire place aux jeunes prometteurs si les vieux prennent toute la place ? Doit on, en plus de nos multiples casquettes, revêtir celle de magicien et pousser littéralement les murs pour pouvoir les accueillir ?
Mais après-tout, le trop plein n’est-il pas l’ennemi du choix ? Ne vous est-il jamais arrivé d’être soulé, perdu devant un rayonnage foisonnant de papier toilette ou de biscuits ? Quelle marque, quelle forme, quelle couleur, quelle parfum choisir ? Comment et pourquoi ? Et bien les livres, c’est pareil : plus il y en a, moins on les voit. On pourrait tenter de rendre les ignorés plus visibles, mais nous sommes avant tout des êtres humains : il y en a trop, nous ne pouvons pas tout lire, nous ne pouvons pas tout conseiller (si tant est que nos avis aient de l’importance), nous ne pouvons pas tout préserver. D’ailleurs nous n’en avons pas envie. Vivre dans le passer, c’est renoncer à vivre.
Si nous décidons d’arrêter de consommer, de ne plus acheter les nouveautés qui vous font tant envie pour protéger nos vieux machins ; alors, vous-même, les bien-pensants qui vous plaignez de voir des documents finir aux ordures, vous ne mettrez plus les pieds en médiathèque (mais y allez-vous seulement déjà ?). Vous n’y trouverez plus votre bonheur, et nous nous retrouverons seuls avec nos vieilleries. Un service gratuit (ou du moins non-lucratif) qui a le mauvais goût de ne convenir à personne n’a aucune utilité dans une collectivité. Adieu donc, vieille médiathèque onéreuse ! Adieu aussi, bibliothécaires trop sentimentaux !
J’exagère, pensez-vous ? C’est possible. Mais n’est-ce pas un peu exagéré de considérer qu’un simple Bescherelle ou un numéro de Paris-Match est une œuvre d’art qui mérite d’être conservée ?
Jetez donc un œil au contenu de cette bene et dites moi honnêtement si vous aimeriez l’avoir toute entière chez vous. Non ? Pourquoi cela ? Probablement par manque de place ou d’intérêt. Eh bien, à la bibliothèque, c’est pareil. Nous n’avons pas vocation à accueillir tous les rebus livresques de la société. Ni les vôtres, dont vous ne savez plus que faire mais que vous culpabilisez de jeter ; ni même nos pensionnaires de papier qui sont devenus au fil des années des déchets en sursis. C’est cruel mais véridique.

-  Oui mais oui mais oui mais… peut-être qu’ils feraient plaisir à quelqu’un, ces bouquins dégueulasses et obsolètes dont nous ne voulons plus ? Peut-être qu’un orphelin analphabète du tiers-monde serait ravi d’obtenir un livre sur les motos dont toutes les photos ont été découpées par un usager indélicat ? Pourquoi pas ?

-  Je rêve ! Vous, à Noël, vous devez être du genre à offrir vos vieux pulls moisis et troués à vos petits neveux pour vous épargner le prix et la recherche d’un « vrai cadeau ».
C’est malheureux de profiter ainsi du dénuement des autres pour faire le tri chez soi. Les pauvres ne sont pas des poubelles ! Certaines associations caritatives acceptent les livres (et encore pas tous les genres), mais il ne faut pas se leurrer : la plupart d’entre elles croule sous le poids des ouvrages. Pour la simple et bonne raison que vous n’êtes pas seul à penser que votre collection est un véritable trésor qui ferait à coup sûr le bonheur des miséreux.
Beaucoup de bibliothèques mettent en place des partenariats ou organisent des ventes afin d’offrir une nouvelle chance aux livres pilonnés. Certains atterrissent dans des crèches, des écoles, des maisons de retraite…, d’autres sur les étagères de particuliers satisfaits d’avoir fait de bonnes affaires. Mais la majorité n’a pas cette chance. Premièrement parce que les gens ne sont pas prêts à gober tout et n’importe quoi (même si c’est gratuit !), et deuxièmement, parce que nous ne pouvons prendre seuls de telles initiatives.
En effet, nous ne sommes pas responsable de la politique locale en matière de gestion de biens publics (et les documents acquis avec l’argent de vos impôts sont effectivement des biens publics). Ce n’est pas nous qui choisissons de jeter plutôt que de donner. De même, si on leur demandait leur avis, je suis convaincue que la majorité des bibliothécaires préfèrerais recycler correctement le papier plutôt que de le bazarder sans sourciller. Ors, là encore, le traitement des déchets n’est pas de notre ressors.
Il n’est pas véritablement surprenant que des livres vieux, inintéressant, mal-en-point soient chaque jour éliminé de nos médiathèques. Ce qui l’est davantage, c’est que cette idée ne vous ait jamais traversé l’esprit ! Autant, la profusion d’ouvrages étaient un gage de qualité dans les années 80, autant de nos jours, nos établissements paraissent tout de suite plus chaleureux sans cette quantité impressionnante de vieux grimoires agglutinés sur des étagères poussiéreuses. Notre but n’est pas de nous ériger en tant que détenteurs du Savoir, mais bien de vous garantir un service propre, accueillant et stimulant.
Vous avez saisi, ou il faut que je vous fasse un croquis ?


*à titre informatif : je ne suis pas ouverte au débat concernant cette délicate question ! ;)