La garde

On m’a postée devant la porte, au dernier étage de la plus haute tour. On m’a dit « Tu bouges pas » et comme on a ajouté « C’est un ordre », j’ai obéis. C’est la formule magique, la règle du jeu. Un peu comme si on avait dit « Jacadi a dit : reste ici ! ». Seulement voilà, ils sont tous partis et moi je suis restée, sans bouger. Ou presque.
Au début j’étais droite comme un piquet, fière, imperturbable. Un pet de mouche n’aurait pas fait frémir les poils de ma moustache. Mais de moustache, en vérité, je n'ai point, à peine un clair duvet au dessus de la lèvre et encore, c'est beaucoup dire !
Peu à peu, mes cheveux ont poussé et je me suis affaissée. Je me suis appuyée nonchalamment sur ma hallebarde. Comme j’aspirais à davantage de confort, j’ai commencé à me mettre à l’aise. J’ai ôté mes jambières pour pouvoir fléchir un peu les genoux. J’ai dégrafé la bavière qui m’entaillait la gorge, puis je me suis débarrassée de mon casque qui, non content de me faire une tête d’abrutie, m’étouffait aussi à moitié. Pour finir, la solitude a eu raison de ma motivation et de mon professionnalisme : je me suis débarrassée du reste et j’ai tout balancé dans l’escalier : cuirasse, gantelets, bras d’armure et tutti quanti !

Je me suis couchée sur le sol et j’ai piqué un somme. Au réveil, j’ai pris conscience que je n’avais plus vingt ans. Ou plutôt, mes lombaires se sont donnés pour mission de me le rappeler. Rester debout, c’est éreintant et j’ai pas souvenir que coucher par terre fasse partie de ma fiche de poste. Mais ça ne va pas se passer comme ça : je vais en toucher deux mots à la CGT et ça va barder ! Mue par un soudain relent d’énergie contestataire, j’ai piqué un siège dans la chambre et me suis affalée dessus dans un grognement de satisfaction.

Comme ma frange commençait à me chatouiller le bout du nez, j’ai réalisé que hormis « Tu bouges pas », on ne m’avait pas dit grand-chose. Ni l’heure des repas, ni précisément ce que je foutais là, ni même si j’allais un jour ou l’autre être relevé de mes fonctions. Mais quand diable arriverait le tour de garde suivant ? Et puis pour garder quoi, bon sang de bois ? C’est fou ce que c’est calme, désormais. Calme à en pleurer. Alors c’est vrai que la baraque doit bien compter dans les trois cent pièces, mais de là à ne plus voir ni entendre âme qui vive depuis des lunes, c’est tout de même étrange.

A force de ne voir jamais passer personne, j’ai fini par penser que cet état de fait était définitif. Du coup, j’ai commencé à déserter discrètement mon poste. De manière brève, tout d’abord, pour aller chercher des vivres aux cuisines, un bouquin ou deux à la bibliothèque, une chemise propre au fond d’une armoire…. Puis finalement, pour une durée plus longue. Je m’absentais parfois une demi-journée entière et revenais le soir afin de m’assurer, même si la probabilité demeurait infime, que personne n’était entré dans la chambre en mon absence. A chaque fois, évidemment, pas un chat. C’est à se demander à quoi je sers !

J’ai pris mes quartiers dans la suite du roi : la plus spacieuse, la plus lumineuse, la mieux décorée du château, celle qui donne sur le jardin à la française et l’orangerie. Je sais que c’est un peu culotté, mais ce serait idiot de laisser une si belle pièce inhabitée. Elle est assez proche de la chambre que je dois surveiller, ce qui facilite mes déplacements. Si d’aventure on me reproche mon sans-gêne, je pourrais toujours dire que c’était par commodité.

J’ai mis en place un emploi du temps détaillé.
06h : Réveil ; gymnastique et footing
07h : Toilette
07h30 : Collation
08h : Garde
11h : Cuisine puis collation
12h : Jardinage (essentiel pour entretenir le domaine et enrichir le garde-manger)
14h : Ménage
16h : Collation
16h30 : Quartier-libre
18h : Garde
23h : Collation
00h : Extinction des feux !

C’est vrai que c’est un peu répétitif et monotone, mais comme disait ma chère mère : Une bonne organisation est nécessaire à une vie bien rangée… Alors, bien sûr, elle le disait de manière bien plus poétique, mais je ne me souviens plus des termes exacts… Quoi qu'il en soit, l’idée reste la même.

Un matin, alors que j’effectuais minutieusement mon tour de garde, on a frappé à la grande porte. J’aurais bien été ouvrir mais mon planning est déjà suffisamment chargé. Si encore on était venu à une heure de quartier-libre ou de collation, cela aurait pu se négocier ! Le visiteur a insisté un peu puis le silence est revenu.
Le matin suivant, tandis que j’épluchais les carottes, trois coups ont à nouveau retenti. J’ai beuglé : « Revenez dans vingt minutes ! » mais ce fut peine perdue. Le soir même, de nouveau pendant le tour de garde, le visiteur a retenté sa chance : « Vous le faites exprès ?! » ai-je lancé par la fenêtre. Les coups ont redoublé d’intensité ; quant à moi, j’ai braillé : « Meeeerde ! »

Deux nuits plus tard, sur les coups de 2-3 heures du matin, quelques choses m’a tirée de mon sommeil. Un bruit infime mais répétitif. Une sorte de « clop-clop-clop-clop » qui semblait provenir du toit… J’ai allumé une bougie. Le son semblait se déplacer du côté de ma fenêtre. J’ai enfilé la robe de chambre matelassée en velours pourpre de sa majesté et je suis allée voir. Comme le « clop-clop » s’intensifiait, j’ai ouvert la fenêtre et là, croyez-le ou pas, un type m’est tombé dessus ! Littéralement. Un gus au bout d’une corde s’est propulsé dans la chambre et m’a atterri sur la pomme. Nous avons roulé à terre tels deux bons diables prêts à en découdre… enfin ça, c’est la version officielle. Officieusement, on s’est juste écroulé en hurlant de terreur.
J’ai finalement attrapé un chandelier que je lui ai abattu sur le crâne. L’intrus en a lâché corde, bouclier et dague de surprise :
« Mais AÏEUH ! Bordel ! »
Brandissant mon arme de fortune, je me suis exclamée :
« Qu’est-ce que vous foutez là ? Vous voulez quoi ? »
« Ce que je veux ? s’écrit-il en se massant le crâne, A votre avis, grosse dinde, je veux juste rentrer ! »
« Vous pouvez pas passer par la porte, comme tout le monde ? »
 « Mais ça fait trois jours que je m’échine au heurtoir et vous refusez de m’ouvrir !
« Moi, on m’a dit de ne laisser passer personne… Pourquoi vous tenez tant que ça à entrer ? »
 « Je viens pour la princesse, triple buse ! »
« La princesse ? »
« La princesse, oui ! Mais selon toute vraisemblance, j’ai dû me gourer de chambre »
« Mais y’a personne ici. Depuis un siècle, à vue de nez. Y’a personne d’autre que moi ! »
« N’importe quoi ! La nana qui pionce, ne me dites pas que ça ne vous parle pas ? »
« Non je regrette… Un château, un jardin, un garde-manger, une bibliothèque et une légion de rats si vous voulez, mais pas de princesse ! »
« Mais alors vous foutez quoi, toute seule dans cette baraque ? »
« Je garde une chambre. »
« Une chambre ? »
« La chambre en haut de la petite tour, au bout du couloir »
« Et dans cette chambre il y a… ? »
« Il y a…rien. C’est juste une chambre »
« On ne vous a quand même pas laissé seule pendant cent ans pour garder une chambre vide, si ? »
« Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je suis garde, c’est mon métier. On m’a demandé de garder une pièce, je l’ai gardée. Point. »
« Mais cette pièce, elle est comment ? »
« C’est une chambre tout ce qu’il y a de plus ordinaire avec une commode, un rouet, une table de nuit, un bureau et un lit. »
« Et dans ce lit, il n’y aurait pas une bonne femme, par hasard ? »
« Si vous croyez que je fais attention à ce genre de détails ! »
« Parce que moi, c’est pour la bonne femme potentiellement dans le lit qui se trouve dans la chambre en haut de la tour que je suis là ! »
« Mais en quoi ça vous regarde ? Si y’a une gonzesse depuis un siècle dans cette chambre, elle doit être morte de toute façon »
« Évidemment que non, c’est un sortilège ! D’ailleurs, vous non plus, vous n’êtes pas morte et pourtant, à en juger par votre dégaine, ça fait une plombe que vous trainez vos guêtres par ici.»
J’ai hésité. Le gars l’a vu. Il en a profité pour s’assoir sur mon lit et se débarrasser de son heaume. Il a de magnifiques cheveux blonds comme les blés qui ondulent au soleil, un regard de braise et un sourire ravageur. Pas de doute, c’est un prince, tout ce qu’il y a de plus officiel. Je me sens tout penaude. Si j’avais au moins eu la jugeote de jeter un œil dans cette maudite chambre, ou encore de poser des questions au sergent, il n’aurait certainement pas eu besoin d’escalader la façade en pleine nuit.
« Et vous lui voulez quoi, à cette hypothétique princesse qui dort ? »
« La réveiller et l’épouser. »
« Ah ouais, direct, sans préambule ! »
« C’est un mariage arrangé depuis notre enfance. Ça devrait suffire comme préambule, vous ne croyez pas ? »
« P’têt bien…  Bon bah je vais vous montrer… »
Je prends la clé de la chambre et me dirige vers l’escalier. Le prince m’emboite le pas. Je me sens étrangement nerveuse.
« Comment vous comptez vous y prendre ? Vous allez la secouer ? Lui crier dessus ? Jouer du tambour ? »
« Quelle idée ! Non, je vais juste l’embrasser »
« C’est vous qui voyez… à choisir, plutôt que de me faire galocher par un inconnu, j’aime autant qu’il joue du tambour en pleine nuit… »
« Bon écoutez, je n’ai pas besoin de vos conseils ! Les princes et les princesses, ça fonctionne ainsi depuis une éternité, donc occupez-vous de votre potager et laissez la romance à ceux que ça concerne ! »
Je me renfrogne et accélère le pas. Derrière, l’homme en armure est moins leste et semble peiner à monter la ribambelle de marches qui le sépare de sa promise. Je ne m’en inquiète pas, il n’avait qu’à faire plus de sport ! J’entends soudain comme un bruit de tissu qu’on déchire, puis le son d’une fanfare qui dévale les escaliers. Intriguée, je me retourne. Le prince n’est plus derrière moi. Je descends alors quatre à quatre et retrouve mon invité tout en bas.
Ce qu’il en reste n’est pas beau à voir. Le tout ressemble à un puzzle d’être humain monté n’importe comment : jambes par-dessus tête, bras dans le dos et nuque brisée nette. Je soupire et lâche un pauvre « Rahlalalala ! » en secouant misérablement la tête.

Au petit matin, j’ai enterré le prince dans le jardin à la française, entre les parterres de lys et de rhododendrons, puis j’ai conduit son destrier dans les écuries. Cette activité imprévue a totalement chamboulé mon planning et je suis arrivée en haut de la petite tour quarante minutes en retard, après avoir sauté la première collation.
Quelque chose néanmoins continuait à me peser sur la conscience. La journée s’est achevée normalement, sans que je parvienne à mettre le doigt dessus.
Après trois jours passés sans faire d’autres anicroches à ma routine quotidienne, la vérité m’est apparue en plein ménage, alors que je récurais soigneusement l’argenterie.
Si ce prince, destiné à épouser la belle endormie, s’était tué en tentant de la secourir, alors personne d’autre ne viendrait jamais plus la réveiller. Et qui resterait là, pour toujours, à veiller sur elle, sans autres distractions que les allées mornes du jardin et les livres déjà lus et relus de la bibliothèque ? Moi, évidemment ! Alors cent ans passent encore, mais une éternité, plutôt crever !

Je m’élançais donc dans les escaliers de la petite tour, avec précaution pour m’éviter le même destin tragique que le prince, mais toutefois avec une fougue et une détermination que je ne me connaissais guère. J’ouvrais à la volée la porte de la chambre, repoussais sans ménagement les rideaux du lit, songeait un quart de seconde que le ménage ici n’avait pas été fait depuis au moins un siècle, puis contemplais avec sérieux, mais non sans émotion, le visage paisible de la jeune femme assoupie. Elle n’était ni belle ni moche, ni blonde, ni brune, ni ronde, ni maigre. Elle avait, pourrait-on dire, un physique lambda. Comme moi. Une vraie madame-tout-le-monde ! Après tout, pourquoi pas ?
J’ai repassé en accéléré le film de ma discussion avec le prince, puis je me suis penchée. Avant de poser mes lèvres sur celles, quelque peu gercées de la princesse, je me suis tout de même fendue d’un très respectueux :
« Excusez-moi. »

Commentaires