La Cour des grands

Au sortir de l’adolescence, j’ai cru pouvoir me hisser sur un pied d’égalité avec les gens que je côtoyais. J’ai cru que les interactions seraient facilitées par le fait que nous sommes tous désormais adultes, matures et (qui sait, peut-être, oui, soyons fous !) attentifs aux autres. Pour être claire, j’ai bêtement cru que ce serait plus simple de se faire des amis sans la pression insupportable de la cour de récré !
Mais si, souvenez-vous ! La cour de récré où, de la primaire à la terminale, il était fort mal vu, pour ne pas dire intolérable, de gambader seul, sous peine d’être perçu comme un rebut de la société. Cet endroit magique où les têtes d’affiche et les figurants ne se mélangent jamais.

Sortie de ce microcosme, j’ai donc cru que tout serait plus simple, qu’il suffirait de s’approcher d’un tiers, de se découvrir des atomes crochus pour vivre une belle histoire d’amitié, façon Thelma et Louise… ou à défaut, Rox et Rouky. Aux chiottes, les jugements de valeurs ! A morts, les préjugés ! Auf wiedersehen, le complexe d’infériorité ! Tout est plus authentique, plus franc, dans le vrai monde, sans colorant ni conservateur, des adultes ! Certes, mais c’était sans compter le syndrome post-traumatique !
Comment appeler autrement cette impression de ne jamais être assez bien, de toujours porter un masque hideux en présence de ceux que j’aimerais justement séduire ? Comment nommer cette angoisse et ce sentiment d’imposture qui me submergent quand j’ouvre la bouche en public ? 
Le manque de confiance en soi, vous dites ? D’accord, mais forgé par quoi ? Une mauvaise note en chimie ? Un gadin avec des talons hauts ? Ou bien la crainte d’être jugée « impropre à la consommation » ? OK, p’têt un peu des trois, mais quand même !

Je sais pas vous, mais moi, j’ai toujours un peu l’impression d’y être, dans cette fichue cour d’école ! De devoir faire un effort surhumain pour plaire et surtout pour ne pas déplaire ; d’arborer ce masque de bons sentiments que j’évoquais plus haut. Un masque forcément foireux puisqu’il se construit en fonction de ce que j’imagine être les désirs de mes interlocuteurs. Mais les gens ne veulent pas qu’on leur donne ce qu’on pense être bon pour eux : ils veulent interagir avec de vraies personnes, totalement sincères et spontanées. Et moi, comme je joue un rôle, que je le joue fort mal, évidemment je les mets mal à l’aise, et finalement je perds sur tous les tableaux !
Sans déconner, vous en avez un aussi de masque, ou bien y’a que moi qui ai gagné ce truc minable à la grande tombola de la vie ? Parce que si on vous le propose, surtout ne le prenez pas ! A part vous faire passer pour une extraterrestre en société, y’a peu de chance pour que cela vous serve un jour…

Là où je veux en venir, c’est que j’ai toujours l’impression de mendier la reconnaissance des vedettes de l’école : celle du groupe de copines drôles, jolies et tellement sympas qu’on tuerait père et mère pour une ou deux miettes d’attention ; celle de Louis-Kévin, qu’est peut-être un peu beauf, mais qu’a une piscine et des places de concert gratuites via son oncle, qui bosse chez Universal ; celle de Johann, le mec torride au Q.I. de bulot (ce qui est accessoire) qui habite juste en face ; celle de Magalie, toujours collée à cette garce de Stéphanie, et qui ne réalise pas à quel point on est faites pour s’entendre !!!

Et tout ça, voyez-vous, après des années à agiter stupidement les bras pour que les autres comprennent que j’existe …et que non, j’suis pas si bizarre que ça, j’suis même plutôt sympa si on me laisse le temps, allez c’est juré ! Alleeeeeez ! S’il vous plaît quoi ! Merde à la fin ! Et bah tout ça, tout ce cirque finalement, ça a légèrement tendance à me fatiguer.
C’est usant, de tourner, de graviter, de sautiller autour de personnes lumineuses, atypiques, solaires, qui n’ont peut-être aucune conscience de la fascination qu’elles exercent sur leur entourage. Auprès de tels astres, on n’est condamnés à n’être que de pauvres Mercure, ternes, rabougries et calcinées par les rayons supersoniques de leur incroyable charisme ! Par contraste, on parait même encore plus tartes qu’à l’accoutumé : c’est dire !
Mais j’essaye de comprendre comment cela fonctionne. Peut-être que finalement, l’amitié, c’est un peu comme l’amour : il y a ceux sur qui on flash et ceux avec qui, miracle, ça marche ! Du coup, je suppose qu’on est tous le Soleil d’une petite Mercure et inversement. Si c’est le  cas, je m’excuse d’emblée auprès de ma Mercure potentielle : toi qui me lis peut-être, viens, on va prendre un café et on s’explique !

Alors oui, je sais ce que vous vous dites : comme ça, de but en blanc, ça peut paraître étrange comme texte. Ça peut donner l’impression qu’en plus d’attention et d’affection, je cherche éperdument à être rassurée, qu’on me dise en me tapotant gentiment la tête : "Mais non, mais non, là-là-là, tout va bien ...cépavrééé… roooh mais que vas-tu donc imaginer !?".
Pourtant, non, je vous assure je ne réclame ni pitié, ni réconfort. C’est juste que je ne pensais pas, moi, qu’à trente ans passés, je continuerais de me dandiner, avec mon masque de carnaval sur la gueule, pour que des gens… des gens supers, vraiment, que j’aime un peu, en un sens, même s’ils ne le voient pas, même si c’est à sens unique et que c’est parfois douloureux… pour que ces gens prennent conscience que parmi ceux qui ne brillent pas, il y a pourtant quelques pépites dignes d’intérêt.
:)

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