I, robot

Depuis deux semaines, tu peux emprunter tes documents sur des bornes de prêt en libre-service. C’est le mot politiquement correct pour « automates » ; et ça, c’est le terme convenu pour désigner un robot tueur d’emploi qui, compte tenu du regard effaré que tu me lances, va certainement dévorer ton âme.

Comment ça, t’aimes pas ? Comment ça c’est compliqué ? Mais pas du tout, un enfant de 5 ans y arriverait (d’ailleurs, ils y arrivent parfaitement bien tout seuls, on a testé). Quoi, le contact humain ? Tu te paies ma fiole ? Me prendre pour une caissière du Carrefour Market, c’est du contact humain, ça ? Bip-bip-bip-bip, à longueur de journée, ça aide vraiment à tisser des liens, tu crois ? Tu veux du contact humain ? Bah t’enregistres tes prêts tout seul, comme un grand (l’autonomie, ça s’appelle), pis après tu viens me parler comme si j’étais un véritable être humain et pas juste un larbin quelconque. Là d’accord, nous aurons un vrai contact humain.

Tu crois que le souci, c’est de remplacer les gens par des machines ? Erreur. Le souci, c’est de conserver des personnes dans des tâches répétitives et aliénantes sous le prétexte parfaitement hypocrite de vouloir plus d’humanité. Ok, scanner des codes-barres, c’est pas aussi merdique que l’équarrissage de poulet, mais justifier l’utilité d’un individu par ce qu’il fait de plus chiant au cours de sa journée, c’est un peu comme prétendre que, quand même, heureusement qu’on bouffe des burgers, sans quoi les vaches auraient totalement disparu de la surface de la Terre (elles devraient donc nous remercier pour leurs vies de souffrances : CQFD !)

Bref, moi le contact humain, je te le donne quand tu veux (attention, malgré l’ambivalence du propos, ceci n’est pas une invitation : restons professionnels, restons « service-public-friendly !). Viens me demander conseil et je te parlerai avec passion de mes bd préférées. Je me mettrai en quatre pour te trouver un bon polar, même si ce n’est pas mon domaine de prédilection. J’essaierai même de m’intéresser au dernier Guillaume Musso pour te faire plaisir. Viens assister à nos nombreuses animations, à nos sorties en librairie… et tu comprendras peut-être qu’il y a plus intéressant et beaucoup plus important dans une vie de bibliothécaire que de rejouer encore et toujours la même parodie de grande-surface. Cesse donc de parler de déshumanisation de la société alors que tu fais tes courses sur Amazon, que tu commandes à manger sur Foodora (ou assimilés) et que t’es pas foutu de saluer tes voisins dans le hall de l’immeuble !

Et puis est-ce qu’on m’a demandé à moi, si j’en voulais, de ton contact humain ? J’ai l’air de m’amuser, de m’épanouir pleinement dans la félicité de la sociabilité lorsque tu m’engueules, que tu me harcèles, que tu menaces de me faire virer, moi, parce que t’as perdu, toi, un bouquin à 7,95 euros ? J’ai l’air de kiffer ma race quand tu me demandes six fois de suite ce qu’il te reste sur ta carte, puis finalement, de tout t’écrire sur un post-it que tu vas balancer dans le caniveau une fois sorti, « parce qu’elle écrit vraiment trop mal, la bibliothécaire gauchère qui capte jamais rien » ?
« Mais quand même, tu me dirais si tu n’étais pas jute un interlocuteur imaginaire, C’est l’essentiel de ton travail. Si t’es pas joisse, ‘fallait faire autre chose, grosse nouille ! »
Mais ouais, t’as raison, que n’y ai-je pensé plus tôt !? On a tous fait 3 à 5 ans d’études pour apprendre à scanner correctement un code-barres. Avec le recul, ça me semble évident que mes cous de littératures, de bibliothéconomie et de communication n’avaient pour objectif que de m’aider à placer correctement une puce RFID sur un document ! Quoi, je suis sarcastique ? Sans déconner ! Je m’en étais pas rendue compte !!!  NON JE CRIE PAS, PUTAIN, JE M’EXPRIME !

Bon allez, on se calme et on reprend à zéro, comme si tu avais quatre ans et un cerveau en état de marche…

La dame te dit qu’une borne de prêt n’a pas nécessairement vocation à remplacer du personnel. Elle ne te dit pas pour autant que cette technologie n’a jamais été utilisée à cette fin. En effet, quand Monoprix installe des caisses automatiques et se débarrasse par la même occasion d’un quart de sa masse salariale, il y a de quoi crier au scandale (même si malheureusement, personne ne le fait). Mais dans le cas présent, le but affiché n’est pas celui-ci. Bon, à terme, je dis pas : c’est qu’on est nombreux dans ce bateau, qu’on vise pas tous la même île et que, par-dessus le marché, c’est pas nous les capitaines (si tu vois ce que je veux dire)…

En définitive, nous ne sommes pas dans le traditionnel cas de figure « Homme VS Machine » (c’est bon, tu peux ranger tes Asimov dans ta bibliothèque). Ok, tu tomberas toujours sur des employés  qui auront eu l’impression de se faire confisquer une part essentielle de leur travail. Mais comme généralement, ce sont les mêmes qui se plaignaient de ne pas être assez considérés et de faire « trop de manutention »… Disons que tu peux essayer de satisfaire tout le monde si t’as du temps et de l’énergie à perde… Pour être honnête, nous, on a fini par laisser tomber.

Pour conclure, je te dirais que non, l’arrivée d’automates dans mon quotidien n’a pas remis mon utilité professionnelle en question et que pour autant, ça n’a pas non plus été le plus beau jour de ma vie active. Il s’agit simplement d’un outil qui, bien exploité, peut présenter des avantages non négligeables. Et puis, tu veux que je te dise ? C’est pas le fait qu’ils plantent de temps en temps ou qu’il n’y en ait résolument pas assez pour satisfaire la demande qui me gonfle le plus. Non. Ce qui me brise les ovaires menus, c’est ton petit air satisfait et provocateur lorsque tu me lances, comme si t’étais le premier à avoir eu ce trait de génie (petit indice : non, tu l’es pas) :
« Du coup, vous servez à quoi, maintenant ? »
« A faire parler les débiles ! »

Commentaires