Le Permis

Mon père était quelqu’un qui ne savait pas s’y prendre avec les gens. Impossible pour lui de communiquer avec des adultes ! Je crois que les grandes personnes lui faisaient un peu peur, avec leurs manières, leurs avis tranchés sur tout et n’importe quoi, leur réactions imprévisibles… Les enfants sont quand même plus simple à gérer ! C’est en colère ou bien c’est content. Ça pleure ou bien ça rit. Des émotions, des moments et des mots tout simples. C’est entier, carré, franc du collier. Pas de faux jetons, de manipulateurs, d’hypocrites… Voilà. Mon père, il aimait les petits parce que c’est facile à comprendre, un petit. C’est pas comme les grands qui compliquent toujours tout !

Et moi, quand j’ai grandi, quand j’ai commencé, comme tous les autres, à avoir une voix, des points des vues, des convictions, forcément, mon père, ça l’a contrarié. Alors, on s’est un peu perdu de vue, en quelque sorte…
On prétend que l’adolescence, c’est une période ingrate pour la victime et particulièrement pénible pour son entourage. L’opposition systématique, la mollesse, le rejet de l’enfance et de tout ce qui s’y rapporte, les bouleversements physiques… Ah ! c’est facile de passer pour un con à l’adolescence ! Ce qu’on dit moins en revanche, c’est que les adultes aussi peuvent se comporter comme des cons : à ne pas vouloir que leur bébé grandisse ; à ne pas comprendre qu’il ne s'agit pas d'une poupée mais d'un véritable être humain doté d'un libre arbitre ; à piquer des colères pour bien rappeler qu’on est chez soi et qu’on commande, merde à la fin ! Franchement, un grand qui se roule métaphoriquement par terre pour ne pas qu’on lui dise non, c’est aussi agaçant qu’un petit qui fait la même chose et mille fois plus ridicule !
C’est dans ce genre de climat qu’on peine finalement à s’entendre et à se comprendre. Bah oui, c’est dommage, mais c’est comme ça…

Ce matin-là, j’avais 23 ans. Je ne vivais plus chez mes parents depuis un an, mais j’y séjournais régulièrement, déjà parce qu’ils n’étaient pas loin, mais aussi en raison d’un détail particulièrement déplaisant : mon auto-école demeurait à côté. Pour vous dresser simplement le contexte : je n’aime pas conduire, les voitures me le rendent bien, j’ai galéré à obtenir le permis, ça m’a pris tant de temps et d’argent qu’à un moment, j’ai estimé préférable d’arrêter de compter ! Un matin de printemps, je me suis donc levée, la peur au ventre. J’ai pris un thé et un petit déjeuner sommaire qui est tombé telle une bille de plomb dans mon estomac. Et puis j’y suis allée.

Quelque chose comme trois heures plus tard, j’étais de retour, le visage et l’estime de soi ravagés par l’échec et les larmes. J’étais seule dans la baraque. Je me souviens qu’il faisait beau et doux. J’ai contemplé un long moment mon reflet dans le grand miroir de la salle de bain. Mes yeux (que j’avais heureusement pris soin de ne PAS maquiller avant de partir) et mon nez coulaient sans discontinuer, façon fontaine. Les mouchoirs s’amoncelaient au bord du lavabo comme de petits flocons. C’était pathétique …ou éminemment tragique, au choix. « C’est quand même pas possible de se mettre dans un état pareil pour pas grand-chose ! » J’ai tenté de me raisonner, de tamponner avec autorité mes pommettes rougies en me répétant que ça irait, que j’y arriverai la prochaine fois et que ce ne serait ni mon premier, ni mon dernier échec, alors autant s’endurcir un peu. Mais impossible de contenir mes sanglots bien longtemps. Dans ces moment-là, on manque toujours de recul et de pondération : c’est forcément la fin du monde. Point.

Soudain, il s’est passé un truc qui m’a sidéré : quelqu’un a sonné à la porte. Vigoureusement et avec insistance. Ce quelqu’un n’avait pas l’air de vouloir partir, alors malgré mon allure de chien battu, il a bien fallu que je me décide à aller ouvrir. J'ai descendu l'escalier en reniflant dignement (j’étais Antigone, j’étais Phèdre, j’étais Andromaque… la morve au nez.) et j’ai déverrouillé la porte.
Derrière, mon père est apparu, sa clé à la main (qu’il avait visiblement eu du mal à retrouver, sans quoi, manifestement, il n’aurait pas pris la peine de sonner). Nos regards se sont croisés. Il m’a vu, je l’ai vu. Il a compris, car c’était pas bien dur à deviner et qu’à ce niveau, j’avais abandonné tout espoir de donner le change. Il a tenté :
« Je me suis douté, puisque tu n’envoyais pas de message… »
Mes sanglots ont redoublé d’intensité. Alors, il a fait exactement ce qu’il fallait. Il s’est tu et m’a serré dans ses bras. J’avais à nouveau six ans, et c’était bien mon papa qui épongeait avec ses super-pouvoirs de papa mon gros bobo, mon chagrin monumental d'enfant paumée.

Commentaires