La Bonne aventure

Le premier de la journée a gratté timidement la porte. Encore un qui n'a pas lu le panneau "entrez sans frapper : consultation en cours" ! Je me suis penchée pour le voir s'installer dans la salle d'attente à travers le rideau de perles. C'était sa première fois. Un type tout gris, la quarantaine, longiligne, avec un air de lièvre apeuré. Je l'ai fait poireauter une dizaine de minutes, le temps de voir comment il évoluait dans cet environnement inhabituel. Il a jeté un regard circulaire et suspicieux aux thèmes astraux, aux cristaux, aux tapisseries multicolores et aux magazines new-age. Puis évidemment il a dégainé son portable. Ses sourcils se sont crispés et il s'est mis à pianoter nerveusement. Encore un intoxiqué du travail !

Profitant du fait qu'il ne m'avait toujours pas vue, je me suis penchée davantage. Un énergumène pareil, c'est rare dans ma profession. Je l'ai observé comme un ornithologue détaille une nouvelle espèce. Comme je n'arrivais pas bien à comprendre ce qu'il venait faire là, j'ai fini par me lever. Les perles de verre ont tintinnabulé, Mr Gris a levé la tête. Il m'a toisée, je l'ai dévisagé. On aurait dit deux chats sauvages sur le qui-vive.
- Monsieur Plancher ? On va pouvoir commencer".

Il m'a suivie de l'autre côté. Je l'ai entendu prendre une grande inspiration pour se donner du courage. Je me suis posée dans le rocking-chair, il a atterri sur la causeuse, à distance respectable. Puis j'ai attendu, histoire de le faire mariner un peu... Il demeurait rigide comme un porte-manteau : genoux serrés, bras le long du corps, nuque tendue dans ma direction. Ce genre de bonhomme ne supporte pas le silence : ils ont l'impression de perdre le contrôle. Il allait d'ici peu craquer et faire le premier p...
- C'est Corinne...euh Madame Chablis qui m'a conseillé de venir vous voir
J'ai hoché la tête avec un sourire d'encouragement. Il était presque mûr !
- Elle m'a dit que... vous aviez été d'une grande aide après le décès de sa fille...
Oh non, pas encore un fondu de spiritisme !
- ...et son tour du monde en voilier... Moi, je suis pas vraiment un aventurier, mais je m'interroge sur l'avenir... depuis que j'ai fait mon...
C'est maintenant.
- Je sens une grande souffrance, dis-je du tac au tac, Une présence sombre liée à une activité néfaste... Votre travail prend beaucoup de place, n'est-ce pas Monsieur Plancher ?"
L'homme écarquille les yeux et je sens que j'ai tapé juste. A tous les coups, ce gars se fait sucer la moelle par un cabinet d'expert comptable ou une agence de communication hyperactive.
- Je vois que vous étouffez votre moi profond. Vous possédez pourtant une grande énergie, une passion débordante qui ne demande qu'à s'épanouir. D'ici peu, vous devrez faire un choix : poursuivre votre entreprise d'autodestruction ou vous tourner vers la lumière. 

Et là, c'est le moment de se taire. Je me lève et attrape une tasse. J'y verse une tisane de sauge que je tends à mon client. Il m'interroge du regard.
- Cette décoction nous aidera tous deux à y voir plus clair.
Il saisit la tasse des deux mains, que dis-je, il s’y cramponne. Ce type est vraiment perdu : il a besoin de réconfort. Je le regarde siroter un moment, puis il lâche enfin :
- Je voulais pas être directeur adjoint... J'aimais bien mon poste au marketing, mais maintenant tout est foutu... Promotion à la con !
- Vous devez vous détacher de l'emprise d'un proche.
- Mon père ?
J'acquiesce mystérieusement.
- Vous devez vous poser les bonnes questions : pour quoi, pour qui est ce que j'agis ? Est-ce que mes actes me font du bien ? Ont-ils un sens véritable ?
- Quitter mon boulot ?!?
- Pas nécessairement, mais vous préparer à embrasser un autre chemin...
Il sourit.
- Ma femme veut ouvrir une maison d'hôtes...
Je devine une certaine tendresse dans sa voix et saisis ma chance au vol :

- Laissez-vous porter par de nouvelles opportunités.
Il pose sa tasse avec détermination. Je sens qu'une idée a germé dans son esprit. J'étale mon tarot devant lui et tire trois cartes au pif. Je tapote du doigt la dernière, le chariot, avec insistance, comme si tout était parfaitement limpide :
- Vous êtes clairement à une période charnière de votre existence. Votre détermination vous pousse à l’action et au changement. C’est le moment ou jamais pour amorcer de nouveaux projets !
- Je pourrais prendre une année sabbatique... On irait en Ardèche avec Héléna et...
Je le laisse un instant se perdre dans ses réflexions. Il semble moins gris, plus assuré. Ça fait plaisir à voir ! Nous devisons presque gaîment le reste de la séance. Avant de partir, il me règle et me remercie en me secouant vigoureusement la main. Oh, vous savez, si je peux rendre service...

Je consulte mon agenda. Un soupir las m'échappe : Daphnée Lavoisier ne va pas tarder à débarquer pour sa consultation mensuelle. Cela fait deux ans maintenant qu'elle vient une à deux fois par mois. Au début, j'étais contente : elle était crédule et très en demande. J'avais même l'impression de l'aider un peu... Mais sa dépendance aux hommes avait viré à la catastrophe. Elle s'enfermait successivement dans des relations toutes plus toxiques les unes que les autres. Il y avait eu le pharmacien jaloux qui l'enfermait à double tour lorsqu'il quittait l'appartement. Le boulanger alcoolique qui lui tapait dessus quand l'Olympique Lyonnais perdait un match. L'informaticien co-dépendant qui la comparaît à tout bout de chant à sa sainte maman. Et qu'est ce que ce serait de beau aujourd'hui ?

J'allume une bougie à la fleur d'oranger et ouvre un peu la fenêtre le temps d'une cigarette. Arrivée à la moitié, j'entends la porte s'ouvrir à la volée. Quelqu'un de lourdement chargé entre en pestant et s'écroule dans la salle d'attente. J'écrase mon mégot et expire profondément avant de passer la tête par l'entrebâillement :
- Daphnée ? On y va ?

Une tornade brune se précipite illico dans mon cabinet. Tout en ôtant manteau Desigual, châle multicolore, tote-bag et besace en cuire de 6kg, elle déblatère des lieux communs sur ses journées chargées, les villes trop polluées, la lumière et le bruits qui lui agressent les chakras, les gens énervés, tellement pressés... Ce faisant, elle dévore l'ongle de son auriculaire gauche et like des photos d'influenceuses lifestyle sur son smartphone, qui a dû coûter à lui seul le PIB du Groenland. Je suis épuisée d'avance mais je tente :
- Il y a eu un gros changement dans ta vie.
Elle s’interrompt enfin et son visage s’illumine. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai eu droit à ce sourire. Elle inspire. Sa poitrine se gonfle d’une incommensurable fierté : un peu plus et elle exploserait. Je mise sur un créatif :
- Je perçois une âme à l’imagination débordante. Un artiste… Un écrivain ? (son sourire qui ferait pâlir d’envie le chat du Cheschire n’en finit pas de s’élargir). Un dramaturge (tremblement de sourcil) …Non ! Un poète !
- C’est lui ! C’est Yanis. Tu le vois, hein ? Si tu pouvais lire ses textes, il est tellement talentueux... On s’est rencontré à un atelier d’écriture de Johann Fluvial...Tu ne connais pas Johann Fluvial ? Mais c’est l’auteur majeur de la décennie ! C’est lui qui a écrit « Dis-moi adieu et merci »… Non, toujours pas ? En tout cas, Yanis l’adore. …Et moi j’adore Yanis hahaha ! C’est un véritable génie, d’une telle sensibilité… tu sais, je ne me suis jamais…
…sentie aussi bien avec quelqu’un, oui ça va, on connaît la chanson ! Tandis que je lui verse une verveine (surtout, pas d’excitant pour Daphnée. JAMAIS !), elle me détaille par le menu sa romance naissante. Cela fait trois semaines maintenant. Hier elle a rencontré ses parents : des gens charmants, vraiment. Et demain, ce sera brunch avec des amis, puis concert à la chapelle Sainte-Lucie. On peut dire que ça la change de tous ses tarés habituels ! Yanis, lui, est quelqu’un de sain, de créatif, de vivant… Sans y penser, elle pose sa main sur la mienne et une décharge me parcourt l’avant bras. Les lanternes clignotent et un gros nuage vient masquer le soleil. Je ne peux réprimer un frisson familier.

Daphnée se tient toujours face à moi, ses yeux sont rouges mais ses lèvres ne remuent plus. Elle est étrangement statique. Derrière elle, mon cabinet s’est volatilisé. Seuls subsistes la petite table ronde entre nous, sa chaise et mon rocking-chair. Nous nous trouvons dans une cuisine vieillotte, agrémentée d’une cuisinière au gaz, d’un petit frigidaire pastel, d’un buffet en teck… Sur la plaque, une bouilloire ancienne siffle. Daphnée s’anime enfin. Elle lâche ma main et trottine jusqu’au meuble. Le feu éteint, elle s’empare d’une jolie tasse anglaise. Sur le plan de travail, elle pioche des herbes aromatiques, semblables à des branches de persil plat et les plonge quelques minutes dans l’eau. Une étrange odeur de pomme verte me chatouille les narines.
- Bon, ça vient ! gueule une voix qui me fait alors réaliser que la cuisine donne sur une autre pièce.

Je me lève prudemment et suit Daphnée jusqu’au salon. Un beau jeune homme, manifestement mal en point se tient le ventre sur un canapé. Elle lui tend une tasse fumante avec un sourire compatissant.
- Avec ça, tu te sentiras mieux, mon cœur. Une bonne tisane de thym et adieu les soucis, disait Granny.
L’homme lui balance un regard en coin tout en ingérant un peu de breuvage. Je sens que quelque chose cloche. Devant lui sur la table basse, un reste de salade endive-pomme-comté-persil végète dans la vinaigrette. Le générique de la Grande librairie défile sur le poste de télévision. Je me tourne à nouveau vers Daphnée, désormais toute de noire vêtue, qui porte à merveille la voilette clichée de la veuve éplorée. Une sonnerie retentit, me vrille les tympans et me tire sans ménagement de ma rêverie. Le soleil est de retour, mes meubles ont reprit leurs places et la jeune femme volubile qui vient me solliciter une fois par mois hurle dans son téléphone :
- Je peux pas te parler, je suis chez Gaïa. Ouais c’est ça, je te rappelle…bisou-bisou… mouah !


Elle raccroche et m’observe en penchant la tête d’un air maternel :
- Ça va ? T’es toute palote…
C’est à son tour de s’emparer de la théière et de me proposer un mug. Je renifle non sans anxiété le parfum de la verveine citronnée. Le souvenir acide de la pomme verte me revient de plein fouet.
- Tu sais ce que c’est, l’œnanthe safranée ?
- Une de ces épices pour le couscous ?
- Non, une plante sauvage.
Daphnée hausse les épaules.
- J’y connais rien en verdure. Mais ma cousine Florence est herboriste… Tu trouves pas que ça a un côté mystérieux ? HER-BO-RISTE… on s’attendrait presque a croiser une vieille sorcière. Pourtant, Florence, elle ressemble plus à Carrie Bradshaw qu’à la belle-mère de Blanche-Neige.
Elle glousse. Je suis tétanisée. Ça paraissait tellement réel…
- Enfin bref… avec Yanis on emménage ensemble à la fin du mois, c’est pas génial ?!
Mes mains tremblent, j’ouvre et ferme silencieusement la bouche comme un poisson rouge et le sourire de Daphnée s’éteint.
- Quoi ? Tu penses qu’on va trop vite ?
Je tire une carte de tarot pour me donner de la contenance. Le verdict est sans appel.
- Écoute-moi bien, tu ne dois pas fréquenter ce jeune homme. Il n’est pas fait pour toi. Tout ça finira mal !
Ses yeux s’étrécissent et elle fait la moue. Cette fois, j’ai vraiment besoin qu’elle me croit ! Je bafouille :
- Son aura est mauvaise… je vois beaucoup de souffrance. Certaines personnes …révèlent le pire en nous, tu comprends ?

Bon sang, je n’ai pas pour habitude de faire ça, c’est même contraire à mes principes, mais là, c’est trop dangereux. Dois-je révéler à Daphnée qu’elle finira par empoisonner son amant ? Ce ne serait pas une bonne idée : je sais d’expérience que lorsque l’on reçoit une mauvaise nouvelle, on se venge volontiers sur le messager. Pas plus tard que la semaine dernière, une cliente furibarde a fracassé mon joli presse-papier en verre de Murano parce que je lui ai dit que l’inconnu à qui elle comptait céder tout son fric et qui prétendait être son demi-frère était vraisemblablement un arnaqueur. Ce mufle avait ferré la simplette à un séminaire de développement personnel. Il s’était habilement renseigné sur son compte et avait fini par la convaincre que son père avait eu une double-vie…

Je martèle la carte de tarot du doigt :
- L’empereur à l’envers, Daphnée ! Cet homme est un tyran en devenir, très certainement un pervers narcissique. Tu sais à quel point ce type de personnalité te fait du mal.
J’enfonce le clou avec une seconde carte, elle aussi renversée : le pendu. La chance me sourit !
- Il va t’entraîner dans une spirale de dépendance. Tu te sentiras prise au piège. Tu ne penses pas qu’il est temps de regagner ta liberté, d’être enfin autonome ?
Une lueur fugace traverse son regard, j’ai l’impression d’avoir fait vibrer une corde sensible. Ses lèvres tremblent et elle secoue tristement la tête :
- Toujours, toujours… répète-t-elle amèrement, Il faut toujours que je tombe sur des tocards…C’est comme s’ils repéraient en moi la victime idéale… Ah le salaud !
Une larme roule sur sa joue. Je m’en veux terriblement, mais je me rappelle l’œnanthe dans la tasse et sur le rebord de l’assiette. C’est mieux ainsi.

Après avoir raccompagné Daphnée sur la palier et l’avoir serrée dans mes bras, je m’enferme à double tour dans l’appartement pour souffler avant l’arrivée du prochain client. J’allume une nouvelle cigarette sans même ouvrir la fenêtre et lâche un "putain !" libérateur.
Le charlatanisme, c’est déjà pas de tout repos, mais alors la divination…

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