"Au Chat-Laid"


Le café est dégueulasse. C’est mon deuxième. Ça occupe le corps et l’esprit. Je remue la cuillère d’un geste lent. Le contact de la porcelaine a quelque chose de mélodique, d’apaisant.
Bientôt trois quarts d’heure que j’attends. Bien sûr, j’étais en avance, mais lui est en retard. Ou peut-être a-t-il simplement changé d’avis. Et moi je suis là, pauvre con, à jaillir de mon siège comme un diable de sa boite à chaque tintement du carillon de la porte d’entrée.

Un couple s’installe à la table voisine et détaille le menu tout en se tenant par la main.
Les plats dansent autour de moi. Hachis Parmentier, bœuf Bourguignon… leurs fumets me collent la nausée. Je vide ma tasse et jette un œil à la pendule qui sonne solennellement douze coups. La porte s’ouvre. Evidemment, ce n’est pas lui.

Que dois-je lui dire ? Et surtout comment dois-je l’appeler ? Papa ? Jean-Pierre ? Monsieur Flantier ?... Monsieur le directeur général de la compagnie Affize ? Monsieur Flantier, ce connard de directeur général qui a abandonné femme et enfant pour une pétasse de secrétaire, de neuf ans sa cadette !
Je boue. Je tremble et j’enrage. Que lui dire ? Eh bien sur le moment, j’ai surtout envie de lui balancer mon poing dans la gueule, voilà !

C’était il y a dix ans. Il est parti travailler et n’est pas rentré.
Deux semaines plus tard, il appelait Maman pour lui dire courageusement qu’il ne reviendrait jamais, qu’elle devait s’y faire, continuer à vivre et qu’il enverrait de l’argent tous les mois pour… nous aider. Elle n’a pas flanché et a toujours su se débrouiller seule. Je crois qu’en fait, elle savait depuis longtemps qu’il finirait par nous quitter, par aller retrouver cette allumeuse qu’il sautait chaque jour près de la photocopieuse.
Maman, quant à elle, a vu passer beaucoup d’hommes mais aucun n’est resté… à part moi. Elle a toujours fait en sorte de dissimuler ce qui venait de lui, que ce soit de l’argent ou juste une carte de vœux. Je savais que ce petit trafic avait court et elle savait que je le savais, mais pas question d’en parler. Je crois qu’elle s’efforçait d’effacer son nom de notre vie, tout comme il avait pris soin de disparaître physiquement. Le fric passe encore mais pas question de mettre visage sur sa provenance !

Pourtant, cet après-midi là, je fus plus rapide qu’elle. C’était le jour de mes dix-sept ans et j’étais seul à la maison. En vidant la boite aux lettres, j’ai découvert une carte qui m’était adressée. L’écriture de l’enveloppe ne me disait rien et ce n’est qu’en voyant le nom de l’expéditeur au verso que j’ai compris. Je me souviens avoir d’abord caché la carte sous mon martelât. Je n’étais pas sûr de vouloir la lire, mais j’ai fini par céder. Peu importe le motif, peu importe le contenu, le fait est que j’ai décidé de lui répondre. Lui aussi, et de fil en aiguille : lettres, e-mails, coups de téléphone, rendez-vous au Chat-Laid samedi prochain à onze heures, et enfin moi, le cul vissé sur une chaise, le visage blême, à attendre, à espérer.

Je réalise qu’on a finalement très peu évoqué sa fuite. Il me questionnait sur ma vie de lycéen ordinaire et je lui répondais, certainement soulagé de ne pas devoir évoquer tout de suite le grand traumatisme de mon enfance.
Lola a sept ans, elle aussi. Tous les dimanches matin, elle fait du vélo le long du canal avec ses parents. Elle aime Bob l’éponge, les Aristochats et sauter à la corde en chantant à tue-tête. Elle voudrait un petit frère, mais Sabine dit que ce n’est pas le moment. Alors on lui a offert un chiot, un dalmatien, comme dans le dessin animé, pour la consoler. Elle l’a baptisé Pollux et lui a acheté un hot-dog en caoutchouc.
Et lui me dit tout ça par téléphone, comme si j’étais un vieux pote de l’armée déniché sur « Copains d’Avant » et certainement pas son fils de dix-sept ans, retrouvé après une décennie d’absence. Un enfant qui n’a finalement eu ni petit frère, ni chiot, ni balade familiale à vélo, ni même la chance de voir un seul Walt Disney au cinéma avec son Papa ! Un enfant qui, manque de bol, n’a pas eu de Papa non plus !

Un jour, tout cela, je le raconterais peut-être à Lola, ma petite sœur si prospère et innocente. Mais pour l’instant, c’est à lui que je dois parler. Il va devoir s’expliquer, répondre de ses actes.
Je commence à douter. Peut-être a-t-il pris peur. Ce serait en accord avec l’idée que je me fais du personnage : un lâche, un égoïste, un… Le carillon sonne à nouveau.
Je me lève doucement. Si mes souvenirs d’enfant de sept ans sont plutôt confus, les photos, elles, ne peuvent mentir : c’est bien lui. Il a pris un peu de poids et a rasé sa barbe. Il semble très nerveux, presque autant que moi. Son regard capte le mien et il s’avance prudemment jusqu’à la table.
Instinctivement, je lui tends la main. Il la contemple comme s’il s’agissait d’un inestimable présent mais ne la saisi pas. Il a les yeux humides et je n’en crois pas les miens ! Ses lèvres tremblent, bredouillent quelque chose, puis il me serre dans ses bras.

Commentaires