Le Choix

- Alors, alors... si l'insémination a lieu le 4... on devrait pouvoir déclencher l'accouchement... laissez-moi consulter le planning... euh, mettons le 16 octobre? Cela vous irait? En fonction des résultats des échographies, évidemment, mais pour l'instant, c'est l'estimation la plus fiable...
L'homme et la femme se consultèrent d'un regard et hochèrent simplement la tête comme deux enfants timides.
Le médecin nota quelque chose en rouge dans son agenda. Pour la troisième fois.
- Nous pouvons également prévoir une autre insémination pour le mois suivant, au cas où... mais puisque toutes les conditions seront optimales et la semence de Monsieur en parfaite santé, pourquoi s'en faire, n'est-ce pas?
- Il sera bien temps d'y songer plus tard... en cas d'échec, je veux dire, répondit le Monsieur en question, rendu vermillon à la simple évocation de ses spermatozoïdes.
- En effet...en effet...
Il referma son stylo-feutre dans un cliquetis autoritaire et, toisant le petit couple par dessus ses loupes rectangulaires ajouta, l'air pensif:
- Évidemment, le foetus sera traité contre les risques éventuels: malformations, dépression, cancers, maladies cardio-vasculaires, diabète et tout le tremblement, comme le prévoit les règles en vigueur depuis 2024. Aucun souci à se faire pour l'avenir de cet enfant! A ce propos, avez-vous réfléchi à ce qui vous ferait plaisir? Lorsqu'un couple a déjà un garçon, il préfère souvent avoir une petite fille et inversement, mais pour vous, c'est une première... Alors, garçon ou fille? Petit rouquin ou jolie blonde? Les filles sont généralement plus coûteuses, bien sûr, mais elles ont de bien meilleurs résultats scolaires. Par contre, les petits gars viriles plaisent souvent à Maman et peuvent jouer au foot avec Papa... sans parler du nom, mais ça, c'est un peu désuet de nos jours, non?
Il énumérait le tout comme s'il s'agissait des équipements optionnels d'une voiture familiale. Et vous la prenez avec ou sans tâches de rousseur?! Avec ou sans climatiseur?!
Nouvelle oeillade silencieuse. La jeune femme s'éclaircit la gorge, quelque peu gênée. Comme son compagnon ne semblait pas réellement vouloir s'en mêler, elle se décida à intervenir d'une voix timide :
- Nous... nous ne nous sommes pas encore entendus sur ce point.
- Ahah! Un léger désaccord? Ne vous inquiétez pas, ça arrive souvent. Vous avez encore trois semaines pour négocier. Rien ne presse...
- Non... enfin, c'est à dire... Je ne suis pas sûre de vouloir choisir. Qu'est-ce que tu en penses, Chéri? Ne pourrait-on pas laisser... les choses se faire toutes seules?
De l'autre côté du bureau, le médecin se figea dans un froncement de sourcils. Il cessa de se balancer nonchalamment sur sa chaise et, résolument contrarié, en oublia même de jouer avec ce très beau stylo, offert par sa femme à Noël dernier.
La jeune femme rentra un peu plus la tête dans son col roulé et s'enfonça dans le siège. Son compagnon, quant à lui modèle de diplomatie et de franchise, continuait de fixer ses souliers, impeccablement ciré. Elle aurait bien aimé l'attraper par les cheveux et lui redresser la tête d'un coup, quitte à lui briser la nuque, pour l'obliger à faire front avec elle, mais elle était alors trop occupée à dresser une liste mentale d'arguments convaincants.

Le spécialiste la dévisageait gravement, comme si elle avait exigé quelque chose d'aussi aberrant que de remplacer le futur bébé dans son utérus par un caniche nain. Elle expira longuement, calmement, comme pour mettre un peu d'ordre dans ses pensées.
Elle devait se montrer raisonnable. Après tout, ce choix n'avait rien de cornélien. Il était même monnaie courante puisqu'elle avait été conçue de cette façon, son mari de même, ainsi que ses frères, ses cousins, ses amies... et ce depuis des décennies.
"Mon corps, mon enfant, mon choix" avait-on prôné l'année où la loi avait été validée... en quelle année, au juste? Difficile de s'en rappeler à cet instant où l'obstétricien semblait sur le point de contacter les urgences psychiatriques.
Bon sang! Cela ne devrait pas être si compliqué. Garçon? Fille? C'était un peu comme choisir la couleur de la cuisine. Important, certes, mais pas vital. Il lui suffirait de décider au hasard. Lui n'oserait probablement pas la contredire, à moins qu'elle ne se permette de lui faire une réflexion sur la longueur de ses lacets! Et pourtant...
- Je ne sais pas, murmura-t-elle honteusement, Ce serait plus...naturel, non?
- Bibiche, s'il te plais...
- Naturel, oui, si l'on veut... mais dans cette mesure, vous savez, il y a tellement de maladies, d'incidents naturels, eux aussi...
- C'est très différent, fit-elle avec un aplomb qui aurait pu la faire passer pour quelqu'un d'impoli, Je n'ai pas envie de choisir les caractéristiques physiques de mon enfant comme je choisirais une jolie poupée dans un magasin de jouets.
- Vous comparez vos propres parents à des gamins capricieux?
- Pas du tout, seulement...
- Madame Sullivan, soupira le médecin, Vous voulez un bébé en bonne santé?
- Oui.
- Vous voulez un bébé intelligent?
- Bien sûr, mais...
- Beau, grand et fort?
- Enfin, oui!
- Vous le voulez et pourtant vous refusez de me dire si vous préférez un garçon ou une fille. Ce ne serait pourtant qu'une décision de plus. D'ailleurs, si comme toute mère qui se respecte, c'est avant tout la santé de votre enfant qui vous importe, sachez que nos préoccupations sont très différentes selon le sexe du foetus. Considérez que c'est pour son bien.
Il se tourna vers l'homme muet et lui lança sur le ton de la confidence:
- Monsieur Sullivan, je vous en prie, raisonnez votre femme. Dites-nous ce que vous préférez et nous pourrons passer à l'élaboration des "portraits-robot".
- Pas de "portrait-robot", s'exclama-t-elle avec une fougue qu'elle ne se connaissait pas, Chéri, dis-lui!
- Bibiche, voyons...
- Décidément, Madame, avec vous, la profession a du souci à se faire... et les libertés de nos concitoyens aussi!
- Je laisse aux autres leurs choix. Mais moi, je veux choisir... de ne pas choisir.
Pensif, le médecin se gratta le menton. Il reprit son stylo, mais ne savant finalement que noter, se ravisa bien vite.
- Puisque vous insistez, pas de "portrait-robot", Pourtant, je suis sûr que vous, monsieur, vous avez une petite idée de ce qui vous ferait plaisir. Alors pourquoi ne pas laisser le choix du sexe à votre époux? Si cela reste entre lui et moi, vous conserverez l'effet de surprise auquel vous semblez si attachée.
Décontenancée par cette proposition inespérée, la jeune femme se radoucit aussitôt. Elle se détendit un peu et cala ses bras sur les accoudoirs.
- Je...oui... ça me semble être un bon compromis... si tu es d'accord, mon chéri?
Le chéri hocha frénétiquement la tête, trop ravi d'avoir échappé à ce qu'il entrevoyait déjà comme un conflit planétaire.
- Eh bien vous voyez, Madame Sullivan, tout s'arrange. Allez donc vous chercher un petit café pendant que nous tirons cette affaire au clair.

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