Mini-texte n°10 : Poète pouette

Il peint. Parfois il sculpte, il dessine, il grave. Bref, c’est
un artiste !
Moi, je suis prof. J’enseigne le Français à un troupeau d’ignorants qui s’imaginent que le Cid a été écrit par un chanteur de variété et que Zola, Balzac et Maupassant, c’est du pareil au même. J’exagère un peu. Il y a parfois quelques bonnes surprises… et puis, même les mauvaises, ça fait passer le temps, autour de la machine à café, pendant les récréations.
De nos jours, il est de plus en plus rare de trouver des professeurs passionnés par leur métier, des gens qui ont toujours voulu faire ça et qui n’imaginent pas leur vie autrement, voire même, qui se rongent les sangs à l’idée qu’un jour, ils devront prendre leur retraite et abandonner leurs chers petits agneaux aux mains d’incapables dans mon genre.
Oui, c’est rare, un enseignant dévoué à sa noble cause et, vous l’avez deviné, ce n’est pas mon cas.
Mon parcours et simple, emblématique presque : Bac Littéraire, Maîtrise de Lettres Classiques, Concours de Professeurs des Ecoles. Que faire d’autre une fois le pied pausé dans ce guêpier littéraire et artistique ? On est nombreux à se poser la question et très peu à trouver une réponse valable. Pourtant au départ, ça n’allait pas forcément de soi. En vérité, ma vocation, à moi, ce sont les mots. La poésie. J’aime ça. Devant Rimbaud, Senghor, Ronsard, je me sens renaître, et lorsque j’écris, je me sens enfin exister.

Je n’ai découvert la poésie qu’à l’adolescence. Ou plutôt, c’est vers quatorze-quinze ans qu’elle a commencé à me parler, à m’appeler. C’est très étrange, paraît-il, une enfant qui lit de la poésie. Pour moi, c’était un passe-temps comme un autre, mais pour mes parents, c’était un signe de mon indéniable précocité et pour ceux de mon âge, une raison suffisante, semble-t-il, pour me tenir à distance. J’ai donc commencé à écrire des petits vers sans importance, assez mauvais, pourrais-je même dire avec plus de recul. Sur mes classeurs, mes cahiers, mon agenda… sur les cartes de vœux, les jambes cassées, les cadeaux de noël… Je me suis essayée aux haïkus, aux sonnets, aux acrostiches… J’y ai ajouté d’autres contraintes, puis j’ai simplifié les règles du jeu. J’ai écrit sur mes déboires d’adolescente, sur l’école, la nature, la famille, les premières amours, puis premières déceptions. Je noircissais des pages entières, de notes, de lignes sans lendemain, de paragraphes caduques jamais rééquilibrés. Des divagations de gamine !
Après beaucoup de travail, je suis enfin parvenue à boucler un recueil entier : une trentaine de poèmes travaillés et retravaillés jusqu’à ce qui me semblait être « ma perfection ». J’en ai commencé un autre, puis un autre, sans jamais leur trouver de fin. J’ai participé à des concours, pleins de concours divers et variés, j’y ai même envoyé une nouvelle vaguement symbolique dont je peine à me souvenir du sujet exacte. Les résultats, bien qu’encourageants, m’ont pourtant paru presque décevants. Pas de victoire pour l’enfant prodige. Pas d’échec non plus, finalement, car heureusement pour moi, j’ai toujours su me préserver des hypothétiques refus d’éditeurs… peut-être devrais-je plutôt dire « malheureusement » ?
Evidemment, comme le dit l’Artiste, « qui ne tente rien n’a rien », mais aussi : « ma pauvre cocotte ! tu ne risques pas de décrocher le prix Nobel de Littérature si tu ne t’investis pas davantage ! » ; enfin ça, c’est une autre histoire
Nulle besoin, en ce qui me concerne, d’un prix grotesque. Tout ce que je voudrais, c’est pouvoir vivre de mon…art. Oublier un peu tous ces clowns boutonneux et leurs soucis existentiels, dire adieu aux pétasses et aux obsédés de la salle des profs et jeter tous mes cours par la fenêtre ! Ecrire. Voilà ce que je veux. Partir à l’aventure et écrire !

Le hic ne vient pas forcément d’un manque de confiance en ma pauvre plume…ou plutôt, c’est un des inconvénients, mais ce n’est pas le seul.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé la sécurité, le calme, le confort. Et entre nous, je peux bien vous l’avouer, l’Education Nationale, quand on n’en a rien à cirer, c’est vraiment LA planque. En me creusant un peu plus les méninges, j’aurais certainement pu trouver un domaine qui correspond mieux à mon amour des mots, des sons, des images, mais, soyons un peu réalistes, ç’aurait été trop risqué. Aussi ai-je préféré mettre en sourdine mes sentiments et me consacrer à un univers plus fiable, pausé, sécurisant (et j’insiste bien sur ce dernier terme). En somme, je suis lâche. J’ai peur de manquer, peur de me lancer, peur de l’échec, peur d’être moi. Je suis super-lâche, la super-reine des gros nuls !
Lui n’avait pas peur, ou plutôt, il était terrifié mais avait appris à passer outre. De toute façon, c’était soi faire le grand saut, soi accepter de passer toute sa vie à vendre des mi-bas à de vieilles dindes liftées. On peut comprendre que le choix ait été rapide. Il craignait tout simplement plus ses clientes que les critiques d’art.
En fait, il est là le problème, le vrai, le grand, le méchant problème. On ne peut être deux rêveurs sous un même toit. Il en faut au moins un pour garder les pieds sur terre, pour assurer en cas de coup dur, et accessoirement pour dire « Ne paniquez pas, je suis fonctionnaire ! » au proprio et aux parents angoissés. On se demande un peu pourquoi c’est toujours aux femmes d’être raisonnables, mais puisque c’est ainsi que mon cher et tendre perçoit la répartition des tâches au sein de notre foyer, alors après tout, pourquoi pas ?

Du coup, je crois que je suis un peu jalouse. Je l’admire et je l’envie à la fois. J’aurais aimé avoir son courage, ou devrais-je dire son inconscience de grand enfant, j’aurais aimé foncer tête baissée dans ma passion et me dire une fois pour toute : « si ça marche, tant mieux, et si ça ne marche pas, je trouverais autre chose, mais au moins j’aurais essayé ! ».
Toutefois, me laisse-t-il vraiment le choix ? C’est puéril et même assez égoïste, pourtant…Est-ce que je ne serais pas une espèce de roue de secours, sa béquille et, tant qu’on y est, une sorte de muse ? A-t-on jamais vu une muse se mettre à créer ? Non. Une muse inspire. Une muse comprend et soutient. Une muse n’a pas le droit au chapitre et encore moins au quatrain. Une muse s’assure simplement que son Artiste ait tout ce qu’il lui faut. Et vous savez quoi ? Je déteste être une muse ! Je déteste être une femme responsable, à la passion tout bonnement mineure et ô combien illégitime et inconséquente par rapport à la sienne. Je déteste l’idée d’être la femme de ce jeune artiste fleurissant, un faire-valoir, une jolie parure qui joue à la petite poétesse. Je veux être une artiste, moi aussi. Je veux qu’il s’intéresse à ce que je fais autant que je m’enthousiasme devant ses œuvres. Mais bien sûr, Monsieur V est toujours trop occupé, trop pris, trop en retard pour prendre le temps de scruter le fond de mon âme. Je veux qu’il me soutienne à son tour, pleinement, entièrement et pas uniquement à travers l’appréciation, molle et tout juste sympathique, d’un texte qu’il n’a apparemment même pas lu ! Je veux pouvoir dire à tout le monde : « Je suis Madame V et je suis poète ».

Au lieu de ça, son grand et beau projet prend suffisamment de place pour que je m’abstienne d’y ajouter les miens. Ah, oui, c’est difficile de vivre dans l’ombre de quelqu’un, si étroite soit-elle ! Pourtant, je le soutiens de tout mon être. Je me souviens m’être battue becs et ongles contre tous ceux qui l’ont qualifié de paresseux, de raté et d’utopiste. Je me souviens avoir pleuré de tristesse, de désespoir et de colère lorsque, perdus entre plusieurs démarches et tentatives infructueuses, nous avons cru nos mois d’efforts réduits à néant.
Je ne suis donc pas si mauvaise et nombriliste qu’on pourrait le penser?
… Non, pas vraiment. J’aimerais juste que l’on me reconnaisse, qu’IL me reconnaisse ; non pas comme une enseignante frustrée, repliée sur elle-même, ou comme la petite femme bien gentille d’un peintre très avenant, sociable et vaguement à la mode, mais plutôt comme un être d’exception, un être de création… Un être qui a choisi de consacrer sa vie à ce qui fait vibrer la moindre petite parcelle de son corps et de son esprit.

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