Congé parental

"Dodo bébé...dodooooo"
Eh non, bébé n'a pas l'air particulièrement convaincu. Pourtant, ça doit bien faire une heure que je le berce sans discontinuer. La petite chose a les yeux qui se ferment tout seuls, mais il suffit que je le pose dans son joli couffin turquoise (très joli, vraiment, alors pourquoi n'en veut-il pas?) et c'est la crise de larmes.
Bébé a cinq mois, c'est long, cinq mois, lorsqu'on ne ferme plus l'oeil que quelques heures par nuit. Alors bien sûr on se relaye. Une fois l'un, une fois l'autre. Une petite chanson, un petit biberon, une couche à changer, des larmes à sécher...souvent les nôtres, en fait.
Bébé me contemple avec circonspection puis bâille à s'en décrocher la mâchoire.
"Allez, bébé, on ferme ses jolis yeux et en route pour le pays des rêves!"
Bébé fronce les sourcils. Il doit me prendre pour une andouille ou peut-être pense-t-il que je vais profiter de sa petite sieste pour le badigeonner de gnôle et le mettre dans le four! Parfois, je me dis que ce ne serait pas une si mauvaise idée, spécialement quand il cri à pleins poumons ou qu'il me recrache son déjeuner à la figure. Pas forcement d'en faire un petit rôti, mais juste de lui enfoncer quelques minutes la tête dans la baignoire...Oulà! Je divague. Comment peut-on s'imaginer une chose pareille? Mon petit amour? Noyé? Je suis un monstre!
Bébé doit avoir lu dans mes pensées car il se met aussitôt à pleurer. Je le secoue davantage en chantonnant. Sa voix oscille à chaque soubresaut. C'en est presque comique. Lui ne semble pas goûter cette plaisanterie et hurle de plus belle.
"Toooouut va bien, mon p'tit chérubiiiin... Lalalaaalalaaa"
Enfin, il se calme et ferme tout doucement les yeux. Je le berce plus lentement, le coeur battant d'espoir. Un léger mouvement de la bouche, un frémissement des paupières. Il dort? Oui! Je le dépose soigneusement dans le couffin. Surtout, ne pas trop le bousculer! Là, voilààààà!
Il grogne, il remue. Va-t-il se réveiller? Vais-je devoir tout recommencer? Pour la quatrième fois de l'après-midi?
Non.
Non. Il se calme. Il dort. Il dort vraiment. Je jubile en silence et quitte la chambre en trottinant. Victoire! L'envahisseur a cédé à mes assauts répétés. La ligue des parents fatigués a enfin triomphé! Super-héros adulé, j'enfourche ma monture (le canapé) et empoigne fièrement mon épée vengeresse (la télécommande). En route pour de nouvelles aventures, inspecteur Colombo!
J'ai au moins une heure de libre avant qu'il ne se réveille. Une heure de repos bien mérité avant le biberon de 16 heures. Je la savoure. L'euphorie sera de courte durée. Je le sens: l'ennemi n'a pas tout à fait capitulé. Un chien nerveux, le téléphone, la perceuse du voisin peuvent suffire à le faire contre-attaquer. Je reste sur mes gardes tout en zappant frénétiquement. Véritable légume lobotomisé, je n'ai même pas le courage de trouver une activité plus épanouissante.
L'aiguille de l'horloge me nargue. Elle progresse à une vitesse déconcertante. Mon regard oscille de plus en plus entre l'écran et le cadran. Bientôt, un craquement hostile retentit dans le baby-phone. Il est réveillé!
Je quitte le canapé avant même les premiers cris. Je ronchonne tout en traînant ma carcasse dans le couloir. Bébé me regarde en grimaçant de colère. L'heure, c'est l'heure, alors file-moi à bouffer!

Bébé avale goulûment en faisant de gros bruits de sucions. Il est tout rond, on dirait un ballon de baudruche rose avec trois poils sur le caillou. Moi aussi, j'ai pris du poids. Au moins dix kilos que je n'arrive pas à perdre. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé, mais je ne supporte pas les régimes et je n'ai même plus le temps de faire du sport. "Tu me bouffes entièrement, petit primate rondouillard!".

Il termine son repas sans broncher et laisse échapper un petit rot mouillé. Je le dépose dans son parc, sans oublier de lui caler entre les doigts sa précieuse girafe en caoutchouc. Il la mâchouille avec soin tout en m'observant du coin de l'oeil. Ouh que c'est intéressant de voir les grands ranger le salon!
Je lance les jouets dans une grande caisse, je jette lingettes et petits pots à la poubelle, j'essuie les traces de baves et je rêve de prendre une douche bien chaude pour ôter de mon corps fatigué les odeurs et les tâches de la journée. Mais ce que je désire par dessus tout, c'est une conversation articulée et sérieuse avec un individu majeur, vacciné et capable d'aligner trois mots sur la palme d'or de Cannes, la situation économique du pays, le dernier best-seller qu'il a lu, sa déclaration d'impôts... Oh ce serait fantastique!
Heureusement, plus qu'une demi-heure environ avant que mon souhait le plus cher ne devienne réalité. Oui, d'ici une poignée de minutes, enfin, je pourrais arrêter de babiller bêtement et reformuler, non sans difficulté, une phrase intelligible: "Comment s'est passée ta journée, mon coeur? Nous, on s'est amusés comme des petits fous!". C'est probablement un peu exagéré, mais ça a au moins le mérite d'être plus rassurant que: "Oh je n'en peux plus! Être parent, c'est l'enfer! Et si on arrêtait? Si on l'abandonnait en forêt? Et on recommencerait comme avant. Rien que toi et moi, mon amour. Le Bonheur!"

Comme avant... Les larmes me montent aux yeux tandis que j'expédie dans le panier de linge sale un pyjama constellé d'une substance pour le moins suspecte. Surtout, ne pas craquer. Pas maintenant. Pas comme ça. Si j'avais pu prévoir que ce serait si épuisant... Eh bien quoi? Qu'aurais-je fait? Certainement pris depuis longtemps mes jambes à mon cou, voilà!
Je passe l'éponge sur la table basse, j'essuie la vaisselle qui s'est amoncelée dans l'évier, je console la créature qui proteste vigoureusement face à mon manque d'attention. "Tu me bouffes de l'intérieur. Tu me vides. Tu m'étouffes. Tu me..."
"Chériiii! Je suis rentrée!!!" chantonne gaîment une voix dans le hall.
Bébé et moi nous précipitons presque instinctivement à sa rencontre. Elle pose sa mallette, hôte son imper et dépose un baiser fugace sur nos deux fronts, ravis.
"Comment vont les deux hommes de ma vie?" minaude-t-elle, rayonnante.
Je baragouine une réponse confuse. Elle est tellement belle, bébé, ta petite maman! Je lorgne sans vergogne sa silhouette parfaite, ses jambes galbées, ces cheveux blonds en chignon... J'ose à peine la toucher: je suis sale et bouffi. A croire que c'est moi qui ait accouché!
"Prête-le moi un peu! Tu l'as eu pour toi toute la journée!"
Je me retiens de répliquer avec amertume que je l'ai même pour moi cinq jours sur sept. Bébé sourit dans les bras de ma femme. Sous cet angle, il n'a finalement rien de bien terrible, l'adversaire.
Je tente une sortie discrète vers la salle de bain.
"Oh super! Tu as tout rangé. " s'enthousiasme-t-elle depuis le salon.
En guise de réponse, une simple onomatopée semble lui convenir.
"Décidément, j'ai bien de la chance de t'avoir, mon homme au foyer!"
Je grogne à nouveau, mais peine à retenir un sourire flatté de midinette. Je ne te le fais pas dire, princesse!

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