Jour de fête

L’orchestre entame une valse. Elle plonge le nez dans son verre de blanc. Sur la piste de danse, une meringue éblouissante ouvre le bal avec son nouveau pingouin. Tous les contemplent, attendris, souriants, rêveurs. Après quelques minutes de gesticulations en binôme, une vieille peau turquoise, avec un chapeau à plumes, s’empare sauvagement d’un pauvre bougre grisonnant et maladroit et le jette illico dans la fausse aux lions. C’est le signe de ralliement. Bientôt, tous les imitent avec plus ou moins de talent.
Un père et sa fille, se remémorant avec émotion l’époque où elle dansait sur ses pieds à lui. Un gendre et sa belle-mère, tournoyant à distance respectable tout en parlant de la pluie et du beau temps. Deux enfants hilares, sautillant à qui mieux mieux. Des danseurs du dimanche, ravis de pouvoir illustrer devant public leurs découvertes du jeudi soir précédant. Une quinquagénaire, pinçant subrepticement le postérieur du garçon d’honneur…
Et au milieu de tout cela, quelques cas désespérés, espérant secrètement pouvoir conclure avant la fin de la soirée. Elle plonge presque sous la table et fait mine de fouiller dans son sac afin d’éviter la vague d’assauts qui se prépare. Pas question de se laisser embrigader de force dans le bal. …Bon sang ! Où a-t-elle bien pu mettre ses cigarettes ?

La pintade de la table d’à côté proteste. L’imbécile insiste en souriant. La pintade sourit à son tour puis se lève d’un pas hésitant: " Bon, mais juste une alors ! ". L’imbécile crie victoire intérieurement.

Elle attend que les tables se soient suffisamment dégarnies puis sort discrètement la tête du sac, façon mission commando, la clope au bec. Elle repousse sa chaise et se dirige vers la porte. Une foule d’associables chroniques l’attendent dans le parc avec tabac, boissons et parts de gâteau. Mauvaise idée. On a beau être misanthrope, on trouve toujours quelqu’un qui aimerait l’être avec vous. Elle fait mine de se rendre aux toilettes et emprunte furtivement la sortie du personnel.
Merde ! Enfin seul…et pas de feu.
Elle s’assoit sur l’escalier. Elle sens ses poils se hérisser au contact froid du marbre, mais s’habitue peu à peu. Il fait sombre. La musique, les rires, les applaudissements résonnent dans tout le domaine. Elle voudrait un peu de silence et s’aventure dans le parc pour le traquer. Les lumière du manoir disparaissent bientôt derrière les arbres. Seuls le croissant de lune et des milliers d’étoiles illuminent un peu le jardin plongé dans la pénombre. Elles sont tellement plus nombreuses qu’en ville ! A quoi bon s’occuper d’une centaine d’ahuris qui se remuent le gras en rythme quand on peut admirer un tel spectacle ?
Le silence est là, près du lac. Il semble l’attendre depuis des heures. Probablement depuis l’apéro. Voir même depuis la messe. Elle lui manquait, vraisemblablement, et c’était réciproque. Mais enfin elle est là, libre, toute à lui. Elle s’allonge dans l’herbe et le goûte avec délectation. La pièce montée fait pâle figure, comparée à un tel délice ! La robe en soie bleue s’imprègne de rosée. C’est agréable. Elle soupire et ferme les yeux. La pause est une bénédiction, mais le retour à la réalité sera plus difficile encore.
Les convives se mettent à chanter. Effrayé par Claude François, le silence prend la fuite. Elle se retrouve désormais seule avec sa mauvaise humeur et Alexandri-Alexandra.


De retour dans la salle de bal, la robe humide, les escarpins boueux et les cheveux défaits, elle tombe nez à nez avec la meringue, essoufflée mais radieuse qui, entre deux morceaux, entreprend de la sermonner :
" Oh ma chérie, regarde-toi ! On dirait que tu as été renversée par un troupeau de buffles. "
" Mmh… "
" Tu t’amuses bien, ma belle ? "
" Comme une enfant…(chez le dentiste ?) dans une fête foraine. "
" Viens donc danser un peu avec moi ! "
" Oh non, Linda, je suis vraiment désolée mais…tu vois, ces chaussures me font un mal de chien et… "
" Enlève-les alors ! J’ai tellement envie de danser avec toi…comme avant…
" Je… "
" S’iiiil te plaiiiiiit. "
" Tout à l’heure peut-être. "
Fuir. Ne surtout pas lui laisser le temps de répliquer. Vite. Fuir ! La meringue, interceptée par un cousin ventripotent, et à première vue un tantinet bourré, n’a heureusement pas le temps de réagir. Elle l’entend glousser une dernière fois avant d’atteindre le bar.
" Champagne, je vous prie ! " lance-t-elle au pingouin chargé du service (et qui, en dehors du coloris, n’a donc rien de commun avec le pingouin qui s’est fait passer la bague au doigt quelques heures plus tôt).
" Je ne comprends vraiment pas comment vous pouvez supporter tout ça… " ronchonne-t-elle en recevant sa coupe.
Le serveur demeure muet durant tout son laïus sur le ridicule et l’inutilité de ce genre de fête. L’argent gaspillé, l’hypocrisie des invités, de la famille. Les apparences et traditions qu'on essaye de sauver. Les petites robes criardes et les cravates pastelles…blablabla.
Elle tend son verre, il le remplit. Trois fois de suite. Elle poursuit son monologue sans relâche. Il se contente d’hocher doucement la tête – après tout c’est son boulot. Enfin, elle s’interrompt après un " Oulà ! J’suis pompette. " légèrement rauque, puis se dirige en titubant vers les toilettes, non sans avoir bousculé au passage quelques invités piqués.


Le pingouin du bar se verse discrètement une bonne rasade de mousseux, lève son verre avec une pointe de cynisme et l’avale aussi sec. On peut dire ce qu’on veut, c’est une belle soirée pour faire la fête. Le temps est idéal, le buffet somptueux, les gens ravis. Décidément, ces deux-là pourront se venter d’avoir eu une superbe réception !
Tout en refermant la bouteille, il remue pourtant la tête avec dépit. Ah ! Les garces blasées qui font la gueule, voilà bien une chose qu’il ne supporte pas dans les mariages !

Commentaires