Zéro de conduite

J’enfonce la pédale. Les pneus crissent sur le bitume détrempé. La ceinture me cisaille la clavicule. Un cri. Un bruit de tôle froissée puis plus rien. Je relève tout doucement le tête. Un goût de sang dans ma bouche. Ma lèvre s’est entaillée lorsqu’elle a heurté le volant. Je suce la plaie, le cœur battant, en m’extirpant prudemment du véhicule. Maman va me tuer ! Le pare-choc avant grignote un lampadaire qui lui dessine une superbe crevasse entre les deux yeux. Je soupire, soulagée. Je vais bien. Mais…et lui ?
Un attroupement se forme déjà. Des bras, des questions…je n’écoute pas. Où est-il passé ? Je l’ai heurté, je le sais. Comment va-t-il ? On me montre un point, dissimulé derrière une foule d’abrutis en quête d’action.
« Laissez-moi passer, dis-je sans réfléchir, Je suis médecin » En vérité, je suis étudiante en première année de médecine, mais ça, bien sûr, ils n’ont pas besoin de le savoir.

Les badauds se dissipent calmement. Certains se penchent encore quelques secondes sur la pauvre masse recroquevillée au milieu de la chaussée puis s’éloignent pour me laisser…faire mon travail.
L’homme, en position fœtale, tremble comme une feuille. Il ressemble à un enfant tétanisé, à une petite créature prise au piège, à n’importe quoi sauf à l’homme robuste d’un mettre quatre-vingt dix qu’il est en réalité. Je me met à sa hauteur et écarte délicatement les boucles brunes mouillées qui recouvrent son visage. Je parle tout bas pour éviter qu’on ne nous entende. Je lui dis que c’était moi, dans la voiture, qu’il a bondit sous mes roues, que je suis vraiment, vraiment désolée. Il demeure blottit sur la route et secoue la tête par à-coups. Je ne suis pas certaine qu’il comprenne. Je l’oblige à déplier les jambes, puis à se redresser. Il s’assoit docilement. Rien de cassé. Plus de peur que de mal, finalement. Les gens nous observent. Je vérifie ses articulations et tout le reste. J’y mets beaucoup de conviction. Je ne sais pas pourquoi je fais tout ça, pourquoi je n’attends pas sagement l’arrivée de l’ambulance. J’entends déjà la sirène au loin. J’ignore ce qui me pousse à vérifier par moi-même que je ne suis pas une meurtrière.

Je lui pose quelques questions. Il hoche la tête. Il a de grands yeux noirs d’animal traqué.
- L’ambulance arrive. On va vous conduire à l’hôpital.
- …
- Vous pouvez me dire votre nom ?
- …
- Quel jour sommes nous ?
- …
- Vous vous souvenez de l’accident ?
Une main de fer sur mon épaule :
« Madame, ‘faut pas rester là. Laissez passer. »
Je me redresse comme on sort d’un rêve. Un homme me pointe du doigt. Deux autres, en costumes blanc, me prennent par les bras et m’allongent de force sur une civière. Je me sens bien. Je n’ai rien. Laissez-moi tranquille !
Les portes se referment sur les visages interloqués des curieux et s’ouvrent à nouveau sur les mines sérieuses des médecins et des infirmières. Entre temps, le néant. Je crois que je me suis endormie.
Sur la civière voisine, l’homme aux boucles brunes, ma victime. Il lorgne de tous côtés, effrayé, désorienté. Je le dévisage un moment puis ma vue se brouille. Les larmes dévalent mes joues en cascade et je hoquette douloureusement.

On m’interroge, on m’analyse, on me détaille comme une pièce de boucher. Tout est à sa place, hormis de tout nouveaux hématomes sur le buste et le visage. Je demande comment va l’homme que j’ai renversé. Pas de réponse. Je demande des informations concernant ma voiture. Toujours rien. Je m’énerve et manifeste mon mécontentement par des menaces, des insultes. Pas de réaction du médecin. Il doit avoir l’habitude des imbéciles mal lunés qui occupent leurs soirées en percutant leurs contemporains et font perdre un temps fou aux braves urgentistes. Pour se venger, il m’enfonce dans le bras une aiguille longue comme mon pouce. Elle semble aspirer ma veine vers l’extérieur, comme elle extirperait d’un mouchoir brodé ou d’un napperon un filament bleuâtre. On veut vérifier mon taux d’alcoolémie et s’assurer que je n’ai rien consommé d’illicite. Je ne suis pas ivre, encore moins toxico, peut-être un peu surmenée, mais ça n’est pas un crime, que je sache !
« C’est ce que nous verrons » répond avec dédain ce professionnel de la santé qui semble avoir passé une très mauvaise journée.
Après quoi, il quitte la pièce, afin, prétend-il, de me laisser me reposer. Je n’ai pourtant pas besoin de repos. Je ne me suis jamais sentie aussi réveillée de ma vie. J’en profite pour faire un petit tour dans le couloir.

Dans la pièce attenante, l’homme aux boucles brunes répond par signes de tête aux interrogations d’un médecin :
« Vous n’avez aucune idée de l’endroit d’où vous venez ?… Vous n’avez aucun papier sur vous, pouvez-vous me dire comment vous vous appelez ?…Non ? …Vous souvenez-vous d’un nom, d’une adresse, d’un numéro de téléphone ? Un proche à contacter, peut-être ?… »
Il répond systématiquement par la négative et la jeune femme qui lui fait face semble déconcertée par le dossier vierge qu’il lui faut impérativement remplir.
Je m’approche timidement et adresse un signe de main cordial au patient.
« Vous la connaissez ? » demande la doctoresse.
« Oh non, je…c’est moi qui… »
L’homme acquiesce gravement.
Elle me lance un regard interrogateur.
« Oui, enfin…c’était ma voiture. Alors on s’est vu, forcément…avant l’arrivée des secours… »
L’homme s’agite. Il ne semble pas d’accord avec ma version des faits. Il ouvre la bouche et murmure quelque chose d’incompréhensible avant d’abattre rageusement son poing sur la tablette du lit. Il semble contrarié de ne pas pouvoir s’exprimer et réclame, toujours par gestes, un carnet et un stylo où il griffonne avec colère quelques mots qu’il tend aussitôt au médecin. Par-dessus son épaule, je distingue une écriture qui m’est subitement familière.
C’est ma femme
- Quoi ?! Non !
- Pourquoi diable ce pauvre homme mentirait-il ?
- Enfin, je ne sais pas…le choc peut-être… c’est la première fois que je le vois.
- Vous êtes sûr de ce que vous dites ? demande-t-elle au patient
Il approuve vivement et me lance un regard glacé.
- Je ne comprends pas…
- Vous êtes mariés ?
- Non…non, je…je ne crois pas.
- Vous ne croyez pas ?!
Elle se penche vers l’homme et lui demande d’écrire mon nom et mon prénom. Il ne semble pas hésiter longtemps avant d’inscrire LOUISE MUREL, en majuscules accusatrices sur la page.
- C’est bien vous ?
- Oui…mais enfin, ce type ne se souvient même pas de son propre nom !
- Vous êtes sa femme ?
- Je vous ai déjà dis que non !
Derrière elle, l’homme fait de grands gestes et halète tel un poisson hors de l’eau. Des larmes s’échappent de ses yeux tandis qu’il dresse vers moi un index accusateur.
- Lui vous connaît en tous cas. Vous êtes certaine de ne jamais l’avoir rencontré avant ce soir ?
Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je demeure muette tandis qu’on me raccompagne à ma chambre. Je tente de trouver le sommeil mais le regard étrange de l’homme aux boucles brunes m’obsède.

Le lendemain matin, deux policiers viennent à leur tour m’interroger. Je leur dis que je ne comprends pas, que je n’ai ni mari, ni petit ami et que je vis chez ma mère. Demandez-lui si vous ne me croyez pas. Voici son numéro…
« Enfin, madame, quel âge pensez-vous avoir ? »
L’âge que je pense avoir ? En voilà une question idiote ! Dix-neuf ans évidemment !
Les officiers échangent un regards gênés. L’un d’eux s’assoit tout près de moi. Son ton se fait plus doux, plus lent. Il parle comme s’il racontait une histoire très compliquée à une enfant. Il prétend que j’ai trente-neuf ans, que je vis depuis quinze ans avec Hervé Degas, qui se trouve actuellement dans la pièce d’à côté. Je lui demande s’il se fiche de moi. Est-ce que c’est…une sorte de canular ? Il ne semble pas m’entendre et poursuit d’une même voix calme :
« Nous avons reçu une plainte pour... Madame, vous avez tenté d’écraser votre conjoint alors qu'il vous…qu'il quittait votre domicile...pour rejoindre... »
Je lève vers lui de grands yeux stupéfaits. Je ne comprends pas. Absolument pas. Puis il ajoute, embarrassé :« Clara Sanchez, ça vous dit quelque chose ? Elle vit à deux pâtés de maisons d’ici et elle…euh… elle a dix-neuf ans. »

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