Noctambules

Le métal froid du réverbère s’incruste entre mes omoplates. Un frisson me parcourt la colonne vertébrale. Il est 23h, Paris s’endort. Je profite que la rue soit déserte pour remonter avec beaucoup d’élégance mes bas noirs striés de fins liserés gris. La jupe d’acrylique luisante et moulante dissimule à peine les jarretelles.
Je souffle dans mes paumes. Octobre s’installe. Il fait encore trop doux pour dissimuler mon gagne-pain sous un manteau, mais à rester là sans bouger, comme une potiche, je sens mon corps s’engourdir.
Je sors de mon sac un petit miroir est rectifie de l’index l’eye liner, qui me fait déjà de grands cernes noirs. J’ai pas pleuré, pas cette fois, mais ça coule toujours un peu avec ce produit bas de gamme, surtout quand on en met autant. Je n’arrive pas à croire que ça puisse faire fantasmer les hommes, une gamine toute en bas de nylon, en mini-jupe, bustier à volants et dentelles, yeux de panda et lèvres vermillons ! Je dissimule toujours mon chignon serré sous un chapeau haut-de-forme afin, certainement, de conserver une petite part de mystère, appâter un peu le chaland avec le secret de ma chevelure. Je veux qu’il se demande : « Sont-ils longs ? Sont-ils courts ? Blonds, roux ou châtains ? Lisses ou bouclés ? ». Je veux qu’il s’imagine pouvoir me découvrir intégralement dans l’intimité, pouvoir me déshabiller, me dévoiler toute entière. Les hommes aiment qu’on leur appartienne. Ils veulent être les premiers, les grands vainqueurs du trophée. Oui, ils aiment le croire pendant l’amour. Pas tous, bien sûr, mais un certain nombre.
D’autres, au contraire, veulent s’abandonner aux mains d’une guerrière experte. Une tentatrice dominatrice qui leur apprend à vivre ! Lorsque l’un d’eux s’endort sur ma poitrine, j’essaye de lui inventer une vie, de découvrir ce qui peut bien lui donner envie d’être ainsi plaquer à terre, malmené, parfois insulté et de voir ses vêtements ainsi déchirés par une folle furieuse. Je les imagine patron d’une entreprise, proviseur, commissaire, juge, médecin. Figure d’autorité au milieu d’une foule de pantins soumis. Peut-être ont-ils besoin de décompresser un peu quand arrive la nuit. Peut-être veulent-ils à leur tour s’abandonner entre les mains de fer d’une personne qui prendrait enfin les décisions qui s’imposent…

Les mains… Mon verni violet s’écaille. De plus, mon petit ongle droit est ébréché. Je le ronge nerveusement en regardant vrombir une mobylette au coin de la rue. Viendra-t-il, mon prince charmant, sur son noble destrier Suzuki ? J’aimerais autant que non. D’ailleurs, on n’est pas dans Pretty Woman !
Je cache mes mains dans mon dos telle une enfant coupable. La pin-up latine d’à côté entame sa deuxième passe de la soirée, en grimpant dans la Peugeot d’un père de famille respectable. Je devine le siège-bébé sur la banquette arrière et une petite peluche Bob Razowski sur le tableau de bord. Pour moi, toujours personne. Ce soir, les cas désespérés ont décidé d’aller se jeter dans la Seine plutôt que de venir gaspiller avec moi leurs dernières économies.
Raùl dit que c’est parce que je fais la gueule et que je suis aussi chaleureuse qu’une pierre tombale en hiver. Une tête comme la mienne dissuaderait, selon lui, n’importe quel pervers frustré. Et qu’est-ce que je suis censée faire ? Sourire à pleines dents, toute ravie que je suis de tapiner en petite tenue ? Je soupire, agacée, fatiguée, brisée. Comme tous les soirs où ça va mal, je me demande encore pourquoi je n’ai pas choisie d’être caissière. Comme toujours, la réponse s’impose à moi, implacable : parce que non seulement tu travailles plus mais, en plus, tu gagnes beaucoup moins. Convainquant n’est-il pas ?

Un groupe d’adolescents passe près de mois. L’un d’eux s’arrête, me détaille de haut en bas, comme un teckel une pièce de boucher et, de sa voix éraillée de gamin boutonneux, demande :
« Eh m’dame, vous m’faites un prix ? C’est mon birthday ! ! ! »
Et de se mettre à glousser avec sa bande d’ahuris. Sous-entendu : « t’as vu ? moi, j’lui ai parlé ! gnark gnark gnark ! »
« Reviens pour tes dix-huit ans. Je promets d’y réfléchir d’ici là. »
« Haaaaaaaaan ! ! ! » renchérissent-ils tout en s’éloignant.
J’ose à peine les regarder partir de peur d’en voir un faire marche arrière, subitement poussé par une bonne répartie.
Nouveau soupire. Enfants, drogués, clochards…parfois les trois en un ! En somme, rien de valable. C’est dire si j’ai la cote ces derniers temps.
Une forme frêle en sweet-shirt rouge et en jean s’approche timidement. Je boue.
« Quoi encore ?! Allez, soit gentil et retourne jouer avec tes petits camarades ! »
« Non…mais…je… »
« Qu’est-ce que tu veux ? »
« Je suis pas avec eux… » répond une voix fluette sortie tout droit d’une capuche.
« T’es trop jeune, mon chou. Je croyais… »
« Nononon ! objecte-t-il, J’ai vingt ans »
« Ah ? »
« Oui, j’ai ma carte d’identité, si vous voulez…et j’ai aussi… »
Il sort de sa poche une liasse de billet de vingt.
« Bon et alors ? Tu montes avec moi ? »
« …mmmhnmmmnrgh…hôtel ? »
« Comme il vous plaira, jeune homme. »
La petite chose à capuche frémit presque imperceptiblement.
« C’est la première fois que tu viens ici, n’est-ce pas ? »
« Voui…mais…C’est pas ça… je…faut que je vous dise…je ne suis pas… à proprement parler… un garçon…. »
En y prêtant plus attention je distingue à présent sous la capuche une petit bouche humectée par un glosse rose pâle et de longues mèches dorées.
Avant d’abandonner mon réverbère, je remonte, une fois encore, mes bas jusqu’au haut des cuisses, tout en lui adressant un clin d’œil complice.
« Tu sais, comme disait l’autre: nobody’s perfect »

Commentaires

  1. on attend la suite avec impatience !!

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  2. Je vais y penser. En feuilletons, peut-être, ou carément en roman. En m'y mettant maintenant, je pourrais être fin prête pour la rentrée littéraire de 2011 ^^

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