Home, sweet home

C'était une maison semblable à celle de mon enfance. Du moins, en apparences. Je pensais me trouver dans la cuisine, petite, conviviale, rassurante, bref: familière. Mais en passant la porte, je découvris une véritable myriade de portes, d'escaliers et de couloirs à l'ambiance feutrée. De majestueux tapis écarlates recouvraient le sol, d'immenses tableaux arpentaient les murs. Chandeliers à la flammes vacillantes, armures étincelantes, meubles en ébène, colonnes de marbre blanc... un vrai décors de théâtre. "Non, je ne suis pas chez moi. Le pavillon douillet où j'ai passé la première partie de ma vie s'évapore désormais comme neige au Sahara. Je suis dans un manoir, un énorme manoir, sordide, labyrinthique, silencieux, un manoir inconnu venu tout droit d'une autre époque."
Je tentais d'ouvrir quelques portes, m'acharnant vainement sur les poignées, cognant, secouant, criant. Pas de réponse. La maison semblait me mener où elle le voulait, ouvrir une porte pour mieux en fermer une autre. Il m'arrivait de passer par un couloir que je regrettais de trouver clos, une fois la pièce du fond explorée. Dans un premier temps, j'ignorais d'ailleurs ce que je cherchais. S'agissait-il simplement de fouiller çà et là, ou bel et bien de retrouver un objet, une personne? Bien vite, je compris que tout ce que cet endroit pouvait contenir de richesses, de prestiges, de secrets ne m'intéressait aucunement. Depuis le commencement, je ne progressais vraisemblablement pas pour conquérir mais tout au contraire pour fuir. C'était la sortie que j'espérais.

Je la cherchais d'abord avec beaucoup de calme et de méthode, procédant étage par étage, aile par aile... avant de m'apercevoir qu'il n'y avait rien de raisonnable dans la façon dont ce château s'étendait. Car il s'étendait encore. Il grandissait incontestablement sous mes pas. Impossible d'en voir le bout. Impossible d'en dénicher l'entrée!
Inquiète d'y finir mes jours, je me hâtais encore davantage dans ma quête sans issue. Désespérée, j'essayais parfois même de fracasser à grand coup de chaise, de table, de tout ce qui pouvait me tomber sous la main, une des rares fenêtres que je rencontrais. Mais à chaque fois, pas une seule fissure, pas même un léger craquement. J'en déduisis finalement qu'il ne me suffirait pas de démonter cette prison pièce par pièce pour pouvoir en sortir.
Par le plus grand des hasards, je parvenais occasionnellement à me faufiler jusqu'à une pièce en tous points semblable à celle de MA maison (apparemment assimilée, voir engloutie, par l'effroyable demeure). Je passais ainsi une porte et me retrouvais comme par miracle dans ma salle de bain. Quel soulagement! malheureusement, comme on s'en doute, de courte durée, car une fois abandonné ce modeste sanctuaire, impossible de le retrouver.
Un soir, je sentis une présence dans mon dos, un souffle rauque sur ma nuque, une ombre angoissante, une menace impalpable. Je repris aussitôt ma course folle dans les couloirs et les salles, désormais nantis d'un habitant hostile. Ah, ça oui, il me fallait sortir de ce guêpier! Ma vie en dépendait, je le sentais.

Peu à peu, d'autres se joignirent à moi. Un homme tout d'abord, puis un autre, une femme, des enfants, des vieillards... Au total, un groupe d'une quinzaine de personnes, toutes aussi désireuses que moi de quitter cet endroit maudit. Presque instinctivement, j'en pris le commandement car, après tout, c'était ma maison qui sommeillait sous cet amas de velours, de marbres et de boiseries anciennes. Qui donc pourrait mieux la connaître que moi?
Les nuits passèrent sans que la présence sombre ne nous laisse le moindre répit. Nul ne l'avait encore vu, mais chacun savait que si une telle rencontre avait lieu, ce serait leur dernière. Ma meute est étrange. Elle ne me connaît pas. Pas plus que je n'y décèle un visage vaguement familier. Ils n'ont pas d'existence autre que celle que je veux bien leur prêter. Ils bavardent tout juste, me répondent à peine. Aucun n'a de nom. Aucun ne prend d'initiative. Ils se contentent de me suivre et d'espérer.

Un matin, enfin, je poussais une porte grinçante et me retrouvais, non sans enthousiasme, dans la cuisine du pavillon. Le point de départ. Ils s'avancèrent timidement, s'adossèrent au plan de travail, aux montants de la porte, s'installèrent sur les chaises ou en tailleur sur le carrelage. Je demeurais interdite, incapable de me détendre, de m'effondrer ou, tout bêtement, de sauter au plafond. Je me revois encore tendre une main tremblante vers la poignée de la porte vitrée, celle qui mène au jardin. Un petit jardin verdoyant, fleurit, inondé par la lumière accueillante d'un soleil à peine levé. Un jardin que je connais bien, qui nous appelle et sourit de nous voir presque libérés après une si grande épopée.
Je saisis la poignée. Une issue ! Je croise les doigts de l'autre main (la droite, celle de la raison qui, refusant d'entendre la mienne, a décrété, il y a fort longtemps, qu'elle s'en tapait l'oreille). Qu'elle s'ouvre! Qu'elle s'ouvre, par pitié! Ô miracle! La porte cède et révèle le paradis.
Ravie, je me tournais aussitôt vers mes camarades pour les enjoindre de quitter au plus vite le manoir, son ombre sournoise, ses détours et tapisseries. Lesquels me gratifièrent, après avoir puisé ce qu'ils pouvaient dans le frigidaire familial, d'un très chaleureux :
"Oh, ça va, relax! On a le temps."

J'abandonnais donc mon jardin d'Eden pour me joindre à eux et lever nos verres à la liberté. Après tout, que pouvait-il nous arriver d'affreux, dès lors la porte déverrouillée?

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