Ta Conscience

Il répète ces mêmes insanités encore et encore. Je rêve de le cogner à chaque fois qu'il prononce ces mots sur un ton insupportablement diplomatique: "C'est un accident, un tragique et pénible accident. Nous ne pouvons que regretter ce qui s'est passé..." Foutaises! Il me nargue, il me défit. Il croit que je ne peux plus rien contre lui, que seuls lui et moi savons ce qu'il s'est passé. Il se dit "Pas de témoin, pas de fuite. Mon interprétation s'impose comme la seule vérité possible". Mais je suis là et je l'entends. Et je le vois, encore et encore, toujours les mêmes histoires, ce regard faussement peiné devant les secours, les flics, ma famille, mes amis, les journalistes... Ce regard qui sanglote "J'ai fais ce que j'ai pu. Si vous saviez comme je suis malheureux!"

Tu n'es qu'un connard! Je hurle mais il n'entend pas. Personne ne m'entend, à présent. Je me donne l'impression d'être un spectateur, éructant devant les pathétiques pantins politiques paradant au JT. J'ai beau râler, insulter, démonter pas à pas leurs raisonnements si naïvement ficelés, ils ne m'entendent jamais. Ne m'entendront JAMAIS!

Connard! Tu te joues de moi car tu sais parfaitement que je ne peux plus lutter. Pire encore, tu t'imagines que je ne peux plus prêter ni l'oreille, ni l'œil à toutes les hypocrisies que tu balances sur mon compte. Ce n'était pourtant pas moi le plus "agnostique" des deux. Maintenant, je le sais, il y a quelque chose après et c'est bel et bien l'Enfer. Je ne peux ni parler, ni bouger, ni toucher. Je suis contraint à l'attente à perpétuité. J'ai vu mes parents s'effondrer, mes amis pleurer, l'enquête piétiné et toi... quelque part, dans tout ce merdier, tu triomphais, n'est-ce pas?
Ah, comme j'aimerais que tu me répondes, que tu avoues, que tu te soumettes à ce qui s'est réellement passé.

Toi, moi, l'appartement, toute cette vodka...elle. Des éclats de voix, des mots injustes, des bousculades, quelques coups échangés. Le mur, la fenêtre... Ma tête qui heurte le parquet, et qui tourne, tourne... Tu me relèves. Ton poing écrase mon nez, tes mains me traînent. La fenêtre ouverte. La fenêtre! Ce courant d'air. La chute.

La suite, inutile de la raconter. On s'en contrefiche ! Le fait est que tu m'as... tu m'as... Je ne veux pas de ce mot infâme dans ce qui fut ma bouche!!! Tu sais. Je sais. Tu es un monstre.
Toi, mon ami. Quand j'y pense, ce mot-là aussi me collerait presque la nausée si j'étais encore capable d'en avoir une.

Je revois mon corps disloqué, disséqué, examiné ; mes organes prélevés et ce qu'il en reste mis en bière. Je vois ma lente descente dans le caveau, les mouchoirs, les chapeau noirs, les larmes. Je vois tout cela d'en haut, tel un moineau fragile perché sur une branche. Je crois rêver, le regard tout embué de fatigue. La mort épuise, mon ami. Le savais-tu? Ou peut-être est-ce l'attente, l'ennui, le désespoir. Que c'est injuste et long, l'éternité! Surtout quand on avait encore toute la vie devant soi. Tu ne cesses de le répéter, toujours avec ce petit sourire compatissant, tellement mesquin: "Vingt-cinq ans, c'est si jeune. Quelle injustice, Seigneur ! Quelle injustice!" La seule injustice qui me mine, c'est que tu ne sois pas ici à ma place.
Chaque fois que je te survole, je tends désespérément les "griffes" vers toi, je te lacère le visage et sers ton cou de toutes mes forces. Mais tu sembles m'échapper comme filerait entre mes doigts le souffle du vent. Tu n'es qu'un leurre insaisissable. Ah! Crois-moi, tu paierais cher pour voir la tête que je fais lorsque la réalité me rattrape enfin : le spectre, ce n'est pas toi, c'est moi.
Je n'y comprends rien. Pourquoi devrais-je attendre sagement que tu coules l'existence paisible qui aurait dû être la mienne? Pourquoi me torturer de la sorte? Après tout, ce n'est pas moi le coupable. Ce n'est pas moi qui est lâchement balancé par dessus la balustrade un être que j'osais alors nommer "ami". Ce n'est pas moi qui l'ai attiré dans un vieil immeuble décrépit dans le but de le saouler, puis de me venger d'une vulgaire histoire de cul! Je suis innocent. Pire encore: victime. Je ne suis ni pochtron, ni suicidaire. Je suis ta victime!
Et je lutte de toutes mes forces pour ne pas sombrer dans la folie. Non pas qu'en l'état actuel, mes capacités mentales me tiennent particulièrement à coeur, mais je veux juste être pleinement conscient lorsque nous nous retrouverons. Compte sur moi, l'ami, je prépare nos retrouvailles avec beaucoup de soin. D'ailleurs, rien ne saurait davantage m'occuper durant les prochaines années.

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