Tea time

Il regarde les volutes de fumée s'évader de son gobelet de thé en carton. Elles ont quelque chose d'incroyablement mystérieux et attirant. Il plonge le nez dans le récipient et aspire tout doucement une longue gorgée apaisante. La chaleur se propage progressivement dans tout son corps. Il sent comme une vague de réconfort parcourir ses vaines et pousse un profond soupir. Il remarque au milieu du liquide brun quelques fines striures blanchâtres qui semblent dessiner une forme vague, peut-être un petit visage souriant ou encore un trou de serrure. Il s'amuse un instant à agiter mollement le contenu afin de donner à cet amas presque glaireux un aspect différent : un chien? un arbre? une fleur? avant de s'apercevoir de l'absurdité de son activité.

Il lève pensivement la tête. Elle est toujours là, sur le banc qui lui tourne le dos. Il observe le creux de sa nuque, détaille une à une les fines boucles qui longent son cou, s'imagine les caresser du bout des doigts, ou les saisir à pleine main puis, qui sait, tirer plus violemment l'épaisse chevelure blonde, enfin libérée de son chignon étroit. Il la voit très bien en ôter le pique argenté avec une moue provocante et balancer la tête dans un mouvement quasi-publicitaire « Pasque che le faut bien ! »
Elle a la tête penchée sur un petit chiffon blanc et tient dans sa main gauche une aiguille retenant un fil, probablement rouge. De la borderie ? Elle est concentrée et ne tressaille même pas lorsque un ballon de foot siffle à son oreille. Lui, pourtant, en valeureux chevalier servant, esquisse déjà un mouvement scandalisé vers les quatre gamins turbulents. « Pardon mdame ! » s'exclame l'un d'eux tout en récupérant le projectile. Elle ne répond pas. Ne lève pas les yeux de son ouvrage, pas même un sourcil. Il repose son dos contre le dossier, presque rassuré, et laisse chacun de ses muscles se détendre.

Aujourd'hui, comme il fait très beau, bien qu'un peu frais, elle porte un gilet beige au dessus de sa petite robe à fleurs, très légère, très fluide, qu'il voit frémir au moindre souffle d'air. C'est de loin la robe qu'il lui préfère. Les autres semblent tellement strictes! Il voudrait la toucher également, caresser les fines bretelles, soulever doucement les divers voilages, atteindre l'ultime épaisseur, probablement de la soie, et entrevoir le haut de ses jambes. Il lui imagine une jolie petite culotte en coton blanc immaculé, très juvénile, innocente, mais tellement naturelle, et bien sûr, le soutien-gorge assorti. Il secoue vivement la tête, comme pour en extirper ces vilaines pensées et stopper net l'ascension de son désir pour l'inconnue du banc d'en face. Sa main se crispe sur le gobelet. Il le porte aussitôt à ses lèvres. Elle est si frêle, si douce, si parfaite. S'imaginer coucher avec elle, ou juste la déshabiller serait aussi déplacé que de fantasmer sur un ange. Alors, il tend simplement la main droite comme si, à cette distance, il pouvait la toucher, effleurer sensuellement sa nuque, ses quelques grains de beauté adorables, ses mèches couleur de blé, ses épaules délicates, ses clavicules et, au moment même où il aborde le dos, elle se retourne en un sursaut.

A cet instant, le temps semble se figer. Elle le regarde, tel un lapin pris dans les fars d'une voiture. Il la regarde, tel un enfant pris en faute, la main dans un sachet de bonbons. Elle garde l'aiguille suspendue au dessus de son ouvrage. Le fil a glissé sur le mouchoir blanc. Il garde la main suspendue à hauteur de sa colonne vertébrale, tandis que, de la gauche, il comprime le gobelet en carton, dont les dernière gouttes de thé tiède se répandent sur ses doigts. Son souffle est saccadé, roque. Même si elle n'ose se l'avouer, elle a peur. Son souffle s'est bloqué, quelque part entre les poumons et la gorge. Même s'il n'ose se l'avouer, il sait qu'il a l'air idiot. Pire que ça, si l'on en croit l'expression de la belle : pervers. L'aurait-elle reconnu?!?
Puis les aiguilles de tout le quartier, des montres, des horloges, des pendules, des réveils, semblent reprendre leur course. Elle enfouit tout son fatras dans son sac à main et se lève précipitamment. Il enfouit le gobelet dans une poubelle attenante et essuie précipitamment sa main mouillée sur son pantalon. Elle lui jette un ultime regard effrayé et court vers le portail ouvragé parsemé de lierre. Il lui jette un ultime regard déçu, avant de la voir disparaître au coin de la rue.

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