Le Bureau des objets trouvés

Jean contemple avec déférence les lettres en acier noirci. La typographie est stricte, massive et orne avec beaucoup de justesse ce gros bâtiment gris en béton armé. Jean distingue à vue de nez une dizaine d'étages. Les fenêtres sont assez petites mais nombreuses, probablement afin de limiter l’altération des "archives".Il soupire puis se décide à passer la porte automatique. Un immense guichet rouge et gris l'accueille dans le hall. La jeune femme qui y siège, tirée à quatre épingle, presque égarée derrière son gros comptoir, ne semble pas l'avoir vu entrer. Elle est concentrée sur son ordinateur, le téléphone calé entre l'épaule et l'oreille. Tout en pianotant nerveusement, elle pousse de petits "hum-hum" à l'intention de son correspondant. Jean peine à déterminer si elle est actuellement en communication avec un important client à qui elle tente de trouver un créneau pour un rendez-vous ou simplement affairée sur ebay avec sa soeur au bout du fil. Il n'ose pas la déranger, presque gêné de se trouver en pareil endroit, en de pareilles circonstances.
L'hôtesse poursuit sa conversation sans même lui accorder un regard. "Hum-hum...hum-hum..."

Paul s'impatiente. Timidement, il toussote. La jeune femme lève vers lui son regard vert d'eau et souffle un "jte-rappelle" dans le combiné, avant de raccrocher. Ce devait effectivement être sa soeur...
- Bonjour, madame... on m'a conseillé de m'adressé à votre entreprise car il se trouve que j'ai perdu quelque chose il y a déjà quelques années et...
- De quel type d'objet s'agit-il?
- Pardon?
- Est-ce un sac, un porte-monnaie, de l'argent ou un bijou? Dans ce cas, premier étage, couloir de droite. Mais je vous préviens, il est très rare que ce genre de pertes nous soit confiées. Les gens préfèrent les garder pour eux!
- Non, c'est plutôt...
- Un document officiel? Un cours? Un livre? Toutes les "archives" écrites sont au deuxième étage, couloir de gauche. Passez tout de même par les bureaux, couloir de droite, pour en préciser le contenu. Ce sera plus simple pour les recherches...
- En fait il s'agit...
- Les animaux, les plantes ainsi que les denrées sont au quatrième, mais nous ne conservons nos trouvailles que durant un mois. Les objets électronique, c'est le troisième qui s'en occupe, de même que les cd, dvd, vhs...etc. Les objets "artistiques" au cinquième, les objets personnels divers au sixième, les vêtements au septième. Avez-vous déjà rempli une déclaration de perte dans nos services?
- Non, car comme je vous l'ai dit, cela fait bien vingt-six ans que je l'ai perdu...
- La déclaration de perte doit être enregistrée au dixième étage, bureau 23, le jour même de la perte. Sans quoi, elle n'est pas recevable, répondit sévèrement l'employée.
- Je sais bien...c'est à dire que j'avais sept ans, je ne savais pas...
- J'ignore si nous possédons encore des objets aussi anciens. Généralement, nos "archives" sont considérées comme "publiques" passés dix ans. Si quelqu'un vient alors les réclamer, nous sommes tenus de les lui fournir (après déclaration officielle et dûment signée, cela va sans dire).
- Ça n'a pas beaucoup de valeur, vous savez.
- De quoi s'agit-il exactement?
- C'est un jouet. Une petite figurine que j'avais lorsque j'étais petit. J'y tenais beaucoup, mais je l'ai faite tomber dans un égout et, malgré mes efforts et ceux de mes copains, impossible de la récupérer.
-Je vois... ce sera donc au sixième étage, couloir gauche. Merci et bonne journée.
Jean eut à peine le temps de répliquer que déjà l'hôtesse replongeait le nez dans son écran. Il se dirigea donc vers l'ascenseur. Les portes se refermèrent et une musique simple accompagna sa montée.

Jean se prit à imaginer l'individu dont le travail quotidien consistait à composer ces mélodies, ni jolies ni particulièrement insupportables, que l'on entendait si souvent dans un ascenseur, une salle d'attente, un supermarché et que l'on s'avérait incapable de retenir.
Il le voyait bien amener ses créations à un quelconque responsable des musiques d'ambiance. Suite aux diffusions, ce dernier s'exclamait certainement: "Magnifique! Une chansonnette parfaitement insipide! On la prend! Beau boulot, Dubois!"
Et c'est perdu dans ses pensées que Jean arriva jusqu'au sixième étage, un sourire un peu bête aux lèvres.
Il emprunta comme convenu le couloir de gauche et arriva à un nouveau guichet où un homme, plus âgé que sa collègue du hall, le reçu en affichant toutes ses dents, tel un requin hypocrite.
- Bienvenu au Bureau des Objets Trouvés (B.O.T). En quoi puis-je vous aider, Monsieur?
- Je...on m'a dit que je devais m'adresse à vous...pour une figurine, perdue en 82, rue des rosiers...à Marmelade-les-Oisillons, dans une bouche d'égout.
L'homme en complet prune répéta distraitement l'adresse en tapotant sur son clavier.
- Rue des rosiers...euh...voui! J'ai effectivement quelques objets retrouvés à cet endroit. Suivez-moi, je vous prie.

Jean accompagna l'employé entre les travées, véritable labyrinthe de souvenirs, égarés par des générations d'enfants et de grands enfants, au quatre coins de la région. Il y avait des peluches, des tétines, des ballons, des raquettes, des vélos et même une petite maisonnette en plastique pour le jardin et son toboggan.
L'homme prune s'arrêta devant l'allée J12, où les objets étaient minutieusement entreposées dans de grands caissons, eux-mêmes divisés en boites plus petites. Il ouvrit le caisson 2b75, le referma aussi sec, ouvrit celui d'à côté, le 2b76, et la boite V où se trouvait entassé une multitude d'enveloppe, ornée d'une description succincte.
- Votre figurine, à quoi ressemble-t-elle?
- C'est...un petit chat, répondit Jean d'une voix éteinte, Un petit chat bleu...le personnage d'un roman, je crois.
- Moui,...ce ne sera pas précisé, mais voyons voir... Ah! Voilà!
Il tendit à Jean une enveloppe jaunie sur laquelle était écrit en pattes de mouche noires:
"Figurine - chat - bleue - égouts- 29.05.82"
Il la décacheta tout doucement, comme si, après toutes ces années d'abandon, le chat aurait pu lui sauter au visage et le griffer sauvagement. Il écarta prudemment le papier et fit glisser dans sa paume le bout de plastique, bien plus petit que dans son souvenir.
La peinture bleue était un peu usée et il était blanc par endroit, mais hormis ce détail, cela ne faisait aucun doute: c'était son jouet, son petit chat bleu enrubanné d'une pelote de laine rouge.
Ses lèvres se mirent à trembler. Il remit illico la figurine dans son enveloppe et d'un ton qu'il voulait neutre et maîtrisé, dit à l'employé:
- C'est bien le mien.
- A la bonne heure! s'exclama-t-il sans laisser faiblir une seule seconde son sourire carnassier, Je vais donc vous faire signer quelques papiers. Après quoi, vous serez libre de partir.

Une, deux, trois, quatre...signatures. Quelle paperasse pour un jouet ridicule! songea Jean tout en serrant bien fort l'enveloppe.
L'homme lui tendit le reçu et rangea les autres feuillets dans un grand porte documents. Jean se leva, bien décidé à quitter au plus vite cet étrange endroit.
- J'ignore si vous le savez déjà, mais nous organisons une exposition dans les salles du rez-de-chaussée à partir du 20. elle s'intitule "L'intimité des impressionnistes" et réuni les objets égarés par ces artistes. C'est un évènement majeur. Vous devriez y faire un saut.
- Je n'y manquerai pas, répondit Jean par courtoisie.
- Bien...alors bonne journée, Monsieur. Et merci de votre confiance.
- Merci à vous, surtout, dit Jean en brandissant non sans tendresse le petit sachet, A bientôt, peut-être...

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