Amitiés

J'ai 6 ans. Je tiens la main de ma maman à la fête du village. La vieille qui vit dans la maison d'à côté et qui sent le pipi de chat dit que notre gâteau au chocolat est délicieux. Maman sourit poliment. C'est un brownie qu'on a acheté au super-marché. C'est moi qui l'ai choisi car il  y avait un lézard sur la boite. Papa dit qu'il a besoin d'aide avec le barbecue. Alors maman dit "j'arrive!" puis se penche vers moi. Elle me demande d'arrêter de traîner dans ses pattes et d'aller plutôt jouer avec l'enfant qui se trouve sur la balançoire. Elle me lâche la main et part rejoindre Papa.
Sur la balançoire, une silhouette frêle se balance. Elle porte un tee-shirt vert avec un panda et un jean. Je m'avance, hésitante. L'autre me regarde puis ouvre la bouche. Sacha. Moi c'est Florence. Oui, je veux bien faire de la balançoire avec toi. Et après on jouera à cache-cache. Et ensuite on dira qu'on est des pirates. Tu viens d'emménager au bout de la rue? C'est chouette ! Tu vas pouvoir venir jouer demain à la maison. Mais pas avant deux heures de l'après midi, sinon Papa va râler.

J'ai 9 ans. Je regarde la pendule. Il est 14h et une minute. Je me précipite en bas de l'escalier, j'enfile mes tennis et mon gros anorak. Maman dit que ce n'est pas poli de s'inviter chez les gens trop tôt. S'il sont encore en train de manger, de quoi j'aurais l'air?! Alors on se retrouve à partir de 14h. C'est la règle. Et moi à partir de 13h30, je trépigne déjà. J'attrape le gros sac à dos rouge avec les jouets à l'intérieur. Aujourd'hui, on va jouer avec les figurines d'animaux. C'est ce qu'on a convenu hier avant de se quitter. Mes favorites, ce sont les chevaux, mais toi, tu préfères les chiens. On se débrouille. On invente des histoires incroyables : les chevaux s'échappent de l'abattoir et les méchants lancent les chiens à leur poursuite. Au début, ils se détestent, mais à la fin, les chiens rejoignent la cause des chevaux et ils se vengent des humains! Tu prétends qu'on a beaucoup d'imagination pour des enfants. D'ailleurs, plus tard, tu seras écrivain et moi réalisatrice. Ensemble on fera des super films! J'aime bien aller chez vous. Dans votre maison, il y a un labrador beige, deux chats siamois, mais aussi un perroquet et Micado, le lapin de ta grande soeur. C'est le zoo, là-dedans, plaisante mon père lorsqu'il passe me chercher parce que j'ai trop tardé. Sur le court chemin du retour, je dis à papa que je t'aime tellement et qu'un jour, c'est sûr, je t'épouserai ! Il pense que je blague. Peut-être que oui...

J'ai 12 ans. 14h, c'est la règle, mais pour le soir, on repousse les limites. Maman ronchonne quand j'arrive tout juste pour mettre les pieds sous la table. Mais on a vraiment pas vu le temps passer. On parle de tout : des copains, de l'école, de la famille, de l'amour, de la mort, de l'avenir... Maintenant, tu veux devenir vétérinaire. Moi j'hésite entre professeur d'histoire et avocate. On aime pas le collège, mais peu importe : ensemble, on peut tout supporter. Quand les parents sont de sortie le soir, on dévore des pizzas en regardant des séries télé. Mais comme on ne fait que rire et parler, on ne comprend pas tout. Quand il fait nuit noire, je te raccompagne chez toi...puis tu me raccompagnes...et je te raccompagne à nouveau...jusqu'à ce que la fatigue nous fasse abandonner la partie.
On joue souvent à "action ou vérité" dans le grenier, mais comme on est un peu lâches, on choisit surtout "vérité". Alors, tu m'avoues que tu as le béguin pour une andouille de ta classe. Même qu'une fois, vous vous êtes embrassés. C'est bizarre, je suis à la fois contente et découragée.

J'ai 15 ans. Je te hais. Tu n'es plus rien pour moi. Pourtant, nous le savons, je n'ai que toi. Voilà ce que je me répète à chaque fois que tu me fais du mal.
Tu crois peut-être que je ne te vois pas glousser bêtement, avec ta bande de pimbêches et de frimeurs? Je sais bien que vous vous payez ma tête. Je sais bien que je ne suis ni drôle, ni sympa, ni jolie. Je marche voûtée pour me faire oublier, j'ai le cheveux gras, longs, laids et le visages maculé d'acné. Tu dis que si je faisais un effort, si je ne m'habillais pas comme ta grand-mère, si je me maquillais un peu, ce serait "supportable"et que peut-être, un garçon poserait enfin les yeux sur moi. Tu dis que je marche comme un canard, que je cours comme une autruche, que je danse comme une pintade. Pourquoi tu me fais ça, Sacha? Je croyais qu'on s'aimait bien. Je croyais qu'entre nous, c'était "à la vie, à la mort !" Désormais, je crains de voir la petite aiguille de poser sur le 2 et la grande sur le 12. Pourtant, je te retrouve docilement. L'espoir, peut-être, qu'aujourd'hui ce sera différent, ou plutôt, comme avant.

J'ai 19 ans. L'orage est passé. Tu dis que tu t'en veux, que le ados sont ainsi faits mais que tu regrettes, oh oui, sincèrement. Je te crois. Je pardonne facilement, probablement parce que je ne me laisse pas d'autre choix. Après tout, je t'apprécie et l'on n'arrive à rien en étant rancunière. Quelque chose pourtant c'est brisé. Je suppose qu'on appelle ça "la confiance". Je n'en suis pas certaine. Ce pourrait tout aussi bien être "l'insouciance" ou "les ressemblances". Désormais, je viens à l'heure qui me plaît, mais de manière générale on se voit moins. Tu n'es plus l'unique, je ne suis plus la seule. On s'y accoutume. Sur la table du salon, tablettes de chocolat, chips et soda. Episodes multi-rediffusés en bruit de fond. Cette fois, j'arrive à suivre. Les rires sont plus rares, les secrets aussi. C'est peut-être bien ça, l'amitié : ne plus avoir besoin de meubler le silence ?

J'ai 26 ans. Joyeux anniversaire Sacha! entonne le petit groupe euphorique et fortement alcoolisé. Je chante en play-back. Pas pour me donner un genre, mais par timidité. Tout en serrant la main de "ton amour", tu t'esclaffes devant chaque clin-d'oeil extirpé de son papier-cadeau coloré. Je souris pour faire comme tout le monde. Lorsqu'arrive le tour de mon paquet, passe dans ton regard un air nostalgique, un bref silence, puis tu le repousses avant te t'écrier : "Allez, j'fais la bise à tout le monde!". Je vide ma bière, mélancolique. Nous sommes trop loin à présent. Tu me présentes à tous comme "Florence, ton amie d'enfance", détail censé justifier ma présence ici. Mais qu'avons-nous encore à nous dire, à partager, à nous offrir? Vingt années sont passées, nous avons grandi et emprunté des chemins trop différents.

J'ai 30 ans. Je rentre du boulot et m'effondre sur le canapé. Télécommande à la main, je zappe compulsivement. Certains programmes raniment de vieux souvenir. Des épopées, des séries, des secrets... Je souris malgré moi, puis coupe le son et scrute le téléphone. Comme s'il pouvait se mettre à sonner par ma simple volonté. Je réfléchis quelques minutes à ce que je pourrais te raconter après trois années de silence. Rien, certainement. J'enlève mes chaussures et mets le JT.

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