Hiérarchie

-  Tu veux bien t’assoir, s’il te plaît.
Elle désigne un fauteuil noir de bureau basique, que je sais d’expérience inconfortable.
-  Euh…bien sûr…
Je lui décoche un sourire tendu, alors que les ressors et les visses semblent s’incruster douloureusement dans mon derrière et ma colonne vertébrale. Peut-être est-il vieux, peut-être a-t-il été trop malmené, ou peut-être, hypothèse qui trouve ma préférence, l’a-t-elle choisi précisément pour son côté inhospitalier. Je suis la patronne, je décide de tout, pose tes fesses sur cet objet de torture et écoute-moi attentivement. On n’est pas là pour prendre le thé, tu vas en baver !
-  J’ai testé la newsletter et le service client en ligne : tout fonctionne comme prévu. On avait tort de s’inquiéter…
-  D’accord. Merci. Mais ce n’est pas pour cela que je t’ai demandé de venir.
-  Ah… j’écoute.
Elle tord ses doigts nerveusement. Je les entends craquer comme tu petit bois. Elle est contrariée. Elle l’est toujours un peu. C’est une des premières choses que j’ai comprises en arrivant dans cette boite : la cheffe est une anxieuse perpétuelle. Je l’ai deviné à la première poignée de main. Je parle en connaissance de cause, je le suis aussi. Mais bien moins qu’elle. Catherine, c’est un peu la championne du monde toutes catégories du stress. Il suffit que la machine à café soit en panne ou qu’il n’y ait plus de trombone dans le local de fournitures, et elle n’en dort pas de la nuit. Comment une femme de son genre a-t-elle pu être attirée par un poste à responsabilités ? Serait-elle un peu masochiste ? La vision de Catherine en pleine séance de bondage me fait grimacer. La réalité. Vite. Revenir à la réalité.
-  Je n’irai pas par quatre chemins, ton attitude pendant la formation m’a déplu.
Et là je comprends mieux. Le stress détruit cette femme, mais la soif de pouvoir est plus forte que tout. Dans ma tête, c’est désormais Catherine, en combinaison de cuir noir, fouet à la main. Je ferme les yeux et passe les mains sur mes tempes. Elles sont fraîches. Agréables. Je me reprends. Elle reprend :
-  Qu’est-ce qui t’arrive, bon sang ? On aurait juré que tu te faisais un devoir de me contredire. Je dois t’avouer que c’est assez décevant venant de toi, qui plus est devant les formateurs. De quoi j’avais l’air moi ? …Je vais te le dire : j’avais l’air d’une andouille tyrannique qui ne sait pas gérer son équipe !
Quand j’étais petite, ma mère me disait souvent : « Si tu n’as rien de gentil à dire, garde le silence ». J’y pense tous les jours depuis mon arrivée. Je mastique ces mots, je les savoure, je les applique.  Les collègues prennent ça pour de la timidité, les supérieurs pour un manque d’opinion. Quoi qu’il en soit, ça les arrange bien et moi, ça me permet d’éviter les conflits.  Je préfère me taire que de lancer une de ces phrases irréfléchies qui me brûlent les lèvres : « Mais ma chère Catherine, c’est ce que tu es ! » Je me permets tout de même une réponse succincte, histoire de passer, comme toujours, pour l’oie blanche du troupeau :
-  Je…ne comprends pas
-  J’en ai plus qu’assez de ce mauvais esprit général. « Patronat versus travailleurs », ça commence à bien faire ! On n’est pas chez Zola, ici !
-  Je ne m’oppose pas à tout...
-  Si. Si, Béa. Excuse-moi, mais si. Constamment.  Je ne te savais pas si...
Investie ? Idéaliste ? Intransigeante ?
-  ...si versatile.
Ah, perdu.
-  Je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas parce que je donne mon avis que je suis forcément contre toi.
-  Et pourtant, tu vois, une fois de plus.. !
Silence. Je me suis faite avoir comme une débutante.
-  Ce n’est pas tout.
Je me raidis sur mon siège. Les armatures en profitent pour me maltraiter davantage.
-  Monique t’as trouvée insolente pendant la présentation. Elle pense … Béatrice, aurais-tu donné les codes secrets au reste de l’équipe ?
Elle pense. Monique pense. Et moi je pense que Monique est une sacrée salope ! De quel droit Monique pense-t-elle quoi que ce soit à mon propos, alors qu’on ne se connaissait même pas la semaine dernière ? Je demeure stoïque un moment avant de m’écrier, vexée :
-  Mais pas du tout !
-  Sûre, hein ? …Parce que bon, Monique a dit qu’elle trouvait l’équipe…euh… un peu trop « au fait de certaines choses ».
Elle hésite et recommence à malmener ses doigts. Je perçois un tremblement dans sa voix. C’est le moment de contre-attaquer.
-  Car il s’avère que parfois, je discute avec mes collègues…
Même si je me doute que tu préférerais avoir un droit de regard sur tout ce qui franchit le seuil de nos lèvres.
-  Oui, évidemment… C’est ce que j’ai pensé
Ben voyons !
-  …mais parfois, par inadvertance…
-  Non, Catherine. Ni volontairement, ni par inadvertance. J’ai beau être constamment en désaccord avec toi, je n’ai pas « vendu la mèche ».
-  Ah, tu vois, tu admets que…
-  C’était de l’humour, Catherine.
-  Ah ? Ah ! Oui. Ahah ! Très… drôle…
-  Je n’ai pas donné les codes d’accès.
Et quand bien même, il ne s’agit pas des codes de lancement de la bombe H.
-  Non ? Bon, de toute façon, on les aurait changé, hein ?
-  Oui, mais non. Ce ne sera pas nécessaire. Personne ne les connaît.
-  Alors, Monique a fait erreur.
Ou Monique est une saleté de vieille peau acariâtre qui sème la zizanie. Chacune son interprétation.
-  Tu sais Béa, je ne doute pas un instant de ton engagement et de ton esprit d’équipe.
-  Bah…merci.
Si tu pouvais également faire confiance à tes employés, ce serait le pompon, mais je suppose que tu es déjà à ton maximum. Pas le temps d’être rassurée, la voilà qui reprend :
-  Seulement, mettons les choses au point : si l’on veut que la boite tourne correctement, des décisions doivent être prises et c’est à moi de les prendre. Tu comprends cela ? C’est moi la cheffe et c’est moi qui aurais le dernier mot.
J’entends  le fouet virtuel claquer à mon oreille. Je suis ta supérieure, alors ton opinion, j’en m’en tape l’oreille avec un service à raclette! J’acquiesce docilement, je suis un gentil mouton. Sentant venir la fin de l’entrevue, je me lève et me dirige vers la porte. Une voix mielleuse m’arrête alors :
-  Je n’ai aucun intérêt à vous empêcher de bosser ou à vous démoraliser. Donc, j’aimerais bien que l’on cesse de propager ce genre de rumeurs.
Je ne réponds pas. Technique Maman enclenchée !
Je baragouine tout de même quelques mots d’usage pour facilité la prise de congé et regagne mon bureau. Je ne suis pas énervée, pas choquée, pas abattue. Je pense aux rats.
Dans un groupe de rats, l’animal dominant est le plus agressif et le plus stressé. Malgré ses privilèges, il n’a toujours qu’une seule crainte : qu’un autre vienne prendre sa place. Catherine aurait-elle été un rat dans une vie antérieure ?

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