Cigarette

- Arrête ! fait-elle agacée.
Regard interrogateur. Elle absorbe une gorgée de café, puis sourit, légèrement radoucie
- Arrête de te ronger les ongles. Ce n’est pas beau et tu vas finir par te faire mal.
- Oui. Pardon.
- Si je dis ça, c’est pour toi. Personne ne trouve désirable une femme aux ongles abîmés.
Je plonge le nez dans mon verre. Le goût chimique du soda tue d’amblée le sentiment de révolte qui s’apprêtait à franchir mes lèvres. Pas aujourd’hui. Pas de dispute, pas de débat. Je n’en aurais pas la force. Mes jambes tremblent. Je les soupçonne d’attendre un moment d’inattention pour fuir loin de ce troquet miteux. Qu’est-ce qui m’a pris de l’amener ici ? Ce ne sont pourtant pas les cafés qui manquent dans le quartier ! Je fouille nerveusement dans mon sac, en sort un briquet et une cigarette, l’allume et prends quelques bouffées avant de me lancer, tout en rejetant la fumée par le nez :
- Je vois quelqu’un.
Elle fronce les sourcils. Elle trouve la cigarette répugnante et mes manières vulgaires. Mais ce qu’elle vient d’entendre pique sa curiosité. Elle gardera ses reproches pour plus tard.
- Vraiment ? Mais…depuis quand ?
- Bientôt six mois.
- Ah, c’est du sérieux alors ! Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?
- Je ne pensais pas… Je ne savais pas si c’était…le bon.
- Et alors ? demande-t-elle, peinant à contenir son excitation, C’est le bon ?
- Oui.
Je marque une pause. Écrase ma cigarette dans le cendrier. Avale une nouvelle gorgée pour me donner du courage.
- Oui, je répète, c’est vraiment sérieux.
Elle laisse échapper un rire victorieux. Pour un peu, elle sautillerait sur place telle une lycéenne en goguette et applaudirait des deux mains.
- Ah ! Je le savais ! Une femme aussi jolie et brillante que toi ne pouvait pas rester seule bien longtemps ! Alors qui c’est ? D’où il sort ? Je le connais ?...
Je plaque les paumes sur mon front et ferme les yeux. Qu’elle se taise, bon sang, qu’elle se taise ! C’est déjà une torture, pourquoi faut-il qu’elle pose toutes ces questions ? Ne pourrait-elle pas me laisser parler, pour une fois ?
Elle s’interrompt et penche la tête, avec cet air perplexe et compatissant que je lui connaît bien. Un air qui dit : "Quelque chose ne va pas, ma puce ?" Et non, ça ne va pas. Il faut qu’elle sache, je l’ai promis. Je lui ai dit : "Ne t’inquiète pas, je m’occupe de tout".
Je prends une grande inspiration. Elle me fixe. Elle m’écoute. Je dois en profiter.
- En vérité, Aline, ça fait un moment qu’on se connaît. Un bon paquet d’années, pour tout dire, mais je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir…quelque chose entre nous.
- Ah, c’est ce genre d’homme…
- Comment cela ? Je ne comprends pas…
- Ben, tu sais, le genre d’homme avec qui l’on couche, mais qu’on ne présente pas à sa famille, à ses amis… Une aventure ou une lubie, si tu veux.
- Quoi ? je m’exclame outrée, Non ! C’est quelqu’un de très …présentable, de très sage, même… C’est juste que nous étions, nous sommes toujours, très différents, et je ne m’imaginais pas un seul instant tomber amoureuse de lui.
- Ah l’amoooouuur, minaude-t-elle avec un grotesque accent américain de série B.
- Tu le connais.
Ses yeux s’arrondissent. La nouvelle fait l’effet d’une balle de golf lâchée dans son café-crème. Elle se penche en avant, fascinée. Le film la passionne, l’intrigue est rudement bien ficelée. Elle jubile. Puis, soudain, ses traits s’amollissent. Elle grimace et s’exclame en riant :
- Non ! Ce n’est tout de même pas...euh...Tu sais, ton voisin du dessous...Son nom m'échappe...
- Gustave ?
- Ah oui, c'est ça ! Gustave ! ...Alors, c'est lui ?
- Certainement pas !
- Ouf ! Tu me rassures, il a vraiment une tête de psychopathe !
- Quand je dis que tu le connais, c’est que tu le connais vraiment.
Son sourire s’éteint d’un coup. Il fait subitement bien sombre sur ce beau visage.
- Tu…tu ne parles pas de Christophe, quand même ?
- Aline ! Jamais de la vie !
- Non parce que…tu sais, à un moment…je pensais que tu voulais…
- Que je voulais te piquer Christophe ?!
Un petit signe de tête gêné me fait bondir de mon siège :
- Mais enfin Aline, nous sommes amies, oui ou merde ? Christophe, c'est l'homme de ta vie et ça fait bien vingt ans vous êtes ensemble...
- Vingt-cinq.
- Alors comment peux-tu imaginer un truc pareil ?
- Oui, tu as raison… Pardonne-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris… Parlons plutôt de ton nouveau Jules. D’ailleurs quel est son petit nom ?
Je me mords la lèvre inférieure, puis souffle :
- Aurélien.
- Ah oui ? Tiens, c’est marrant ! Je ne pensais pas que c’était aussi répandu …Et je le connais, dis-tu ?
J’allume une autre cigarette. Un léger haussement d’épaule suffit à éluder la question. Un ange passe, comme dirait ma mère, et mon visage s’empourpre. J’ai honte. Je ne suis pourtant pas un monstre, mais je culpabilise terriblement. Cette femme est mon amie. Nous nous connaissons depuis si longtemps que j’ai même oublié comment nous nous sommes rencontrées. J’étais présente à son mariage, à la naissance de ses enfants et à chacun des anniversaires de sa petite famille. Mais aujourd’hui, je m’apprête à trahir sa confiance et probablement à balayer, d’une simple révélation, toutes ces années de complicité.
- Tu sais, je crois qu’Aurélien aussi a une petite copine. Probablement une fille de la fac… Il sort beaucoup ces temps-ci et il nous fait des cachotteries. Enfin, c’est de son âge.
Presque inconsciemment, je porte les doigts à ma bouche et entreprends de mastiquer les quelques petites peaux mortes. Mes jambes flageolent, semblent appeler à l’aide en morse, ou se préparer, plus ou moins discrètement, pour le grand marathon de New-York. J’attrape mon verre comme une bouée de secours, mais les glaçons qui s’entrechoquent me rappellent le bruit de mes dents. Aline a 44 ans, mesure 1m57 et pèse 48 kilos. C'est un lutin doté d'un redoutable coeur en guimauve . Malgré tout, elle me terrifie.
- Mais voyons qu’est-ce qui ne va pas ? s’inquiète-t-elle enfin, Il fait beau, on se détend à la terrasse d’un café, tu m’apprends que tu es amoureuse. Tu devrais nager dans le bonheur ! Alors explique moi le pourquoi de cette tête d'enterrement...
Je la coupe :
- C’est ton fils.
- Quoi, mon fils ? Qu’est-ce qu’il a ?
- Aurélien…mon Aurélien…c’est le tiens.
Elle ne vacille pas, ne blêmit pas, ne se raidit pas davantage. Pour un peu, je douterais qu’elle ait réellement compris, entendu ce que je viens de lui asséner. Elle respire posément, fixe un point invisible, légèrement au dessus de mon épaule, semble méditer, appréhender, sous-peser cette nouvelle, la disséquer, l’intégrer à son disque dur.
Puis les circuits se remettent en route, elle me lance un regard noir, méprisant, celui qu’elle poserait probablement sur un pédophile, un tueur-dépeceur-cannibale ou un violeur en série. Je me sens minable, sale, cruelle. Elle se lève d’un bond, saisit son sac et s’en va. Ses talons battent sèchement le pavé. Tac-tac-tac ! Le bruit reflète bien son état d’esprit. Je la regarde disparaître au coin de la rue, puis jette un billet froissé dans la coupelle. Elle m’a laissée l’addition, c’est de bonne guerre. J’absorbe une dernière dose de nicotine et écrase la cigarette à côté de sa jumelle.
Elle n’a pas protesté, n’a pas crié, ne m’a pas frappée, comme j’aurais pu le craindre, mais je suppose que ce n’est pas demain qu’elle conviera la petite amie de son fils au brunch du dimanche. Je sors de mon sac mon téléphone portable et rappelle le dernier numéro :
- C’est moi, mon ange… Pas très bien, je le crains… Elle vient de partir… Oui, oui, ça va. Je suis un peu sonnée, tu comprends… D’accord. A tout à l’heure… Je t’aime aussi.

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