Olympia

Le plus pénible, ça a été d’occuper le chat pendant tout ce temps. Il ne cessait de sauter du lit et contemplait par la fenêtre les pigeons d’un air gourmand.
C’était un chat de gouttière charbonneux, maigre et couvert de crasse. Édouard l’avait trouvé  le matin même, en sortant de chez lui. J’avais d’abord refusé de le laisser enter avec cet animal répugnant qui empestait les ordures et trimbalait des puces à foison. On les voyait même bondir frénétiquement, dans une folle nuée d’insectes suceurs de  sang.
Il avait insisté. J’avais grimacé. Ce maudit greffier allait contaminer notre pauvre réduit ! C’était déjà pas bien commode de vivre à trois (une modèle, une danseuse et une couturière) dans une si petite pièce, si en plus on attrapait la gale ! Mais comme Édouard n’en démordait pas, que selon lui ça équilibrerait la composition et y apporterait une touche de mystère et blablabla… j’ai fini par céder.

Lorsque Flavia est arrivée, j’étais déjà nue, allongée sur le lit, et le peintre s’était mis à l’ouvrage. Elle s’est excusée pour le retard. Sa patronne, disait-elle, avait trouvé moyen de perdre ses gants juste avant son départ. Ce qu’elle n’allait pas inventer pour l’empêcher de sortir et de profiter de son temps libre !
Elle a jeté un œil curieux sur le croquis d’Édouard, a avisé le matou avec dégoût. Encore une lubie de ce maudit barbouilleur, ai-je alors lu dans ses yeux. Elle a ôté son uniforme et enfilé à la hâte le tas de chiffons qui lui tenait lieu de robe, puis elle est venue se placer derrière moi.
- Tes pieds sont laids… a subitement grincé Édouard.
- Plait-il ? ai-je alors répondu
- Tes pieds. Ça ne va pas. Couvre-les avec le châle…
Je rabattais en soupirant le châle fleuri posé à l’autre extrémité du lit. Laids, mes pieds ? Fait bien attention à ne pas te les prendre où je pense !
- Pour l’amour du ciel, retient ce chat ! gronda-t-il en l’apercevant soudain près de lui, occupé à mâchouiller une plume.
- Un chat est un chat, Monsieur Manet, et celui que tu m’as apporté est plutôt du genre sauvage. Il n’a pas l’air de vouloir faire la sieste.
C’est au tour de Flavia de soupirer.
- Je n’ai que deux heures devant moi, grogne-t-elle, Il faudra ensuite que je rentre préparer le souper. Dépêchez-vous un peu !
- Prend-le dans tes bras.
- Comment ? dis-je d’une voix étranglée
Il répète en articulant exagérément, comme si j’étais stupide ou bien sénile :
- Le chat, prend-le dans tes bras.
Merci, j’avais parfaitement entendu la première fois, mais il est hors de question que je touche cet animal qui a dû trainer sa carcasse dans les endroits les plus dégoutants de Paris.
- Non.
Édouard tape du poing sur la table. Un grand plat en bois, abandonné là après le dîner de la veille, se met à tanguer bruyamment. Flavia sursaute. Je demeure inflexible. Je suis nue, cette bestiole partage mon lit et va certainement laisser des germes dans tout l’appartement, je refuse de risquer le tétanos parce que Monsieur ne sait pas peindre un chat en mouvement.
- Nom de Dieu ! s’emporte celui-ci, Faut-il que je lui brise la nuque pour qu’il se tienne enfin tranquille ?
Lasse, Flavia prend les choses en mains. Elle redépose l’animal à mes pieds, saisi son panier de commissions, farfouille quelques minutes avant de brandir fièrement une belle tranche de lard.
- Avec ça, votre bestiole sera occupée pendant un bon moment !
- Du lard pour un vulgaire chat de gouttière ! Quand je pense que ça fait des mois que j’ai pas mangé de viande…
- Reprenez vos places, ronchonne Édouard.

Pendant quelques minutes, on entend plus un bruit. Hormis la mastication tranquille du félin et le son du fusain sur la feuille. C’est l’artiste qui rompt en premier le silence.
- Le plaid, ça ne va pas. On ne comprend pas ce qu’il fiche sur tes pieds. Étend le plutôt sur le lit… C’est quoi ces trucs ?
Un quart de seconde m’est nécessaire pour comprendre qu’il me montre quelque chose du doigt.
- Les mules de ma colocataire, Jeanne.
- Parfait.
- Je ne crois pas qu’on en fabrique dans ta pointure…
- Enfile-les. C’est fascinant.
J’obtempère, même si je ne vois pas bien ce qu’il y a de fascinant dans les pantoufles à fanfreluches de Jeanne.
- Elles sont trop petites.
- Peu importe, rallonge-toi… Tiens, enlève celle de droite. Pose-la simplement à côté. Cela donne un sentiment d’urgence…
Il glousse, comme prit d’une frénésie malsaine. Mais à peine a-t-il saisit son fusain qu’il renonce à nouveau.
- Flavia, ça ne va pas…
- Quoi encore !? s’écrit-on de concert.
Le chat sursaute, nous fixe un instant de ses yeux jaunes, puis s’en retourne à son festin.
- Tu restes les bras ballants. C’est absurde. On se demande ce que tu fais là.
- Eh bien, je fais ce que je sais faire de mieux : l'employée de maison !
- Il te manque quelque chose… Un ouvrage, un accessoire…
Flavia réfléchit. Je perds patience. Heureusement qu’il a du charme et qu’il paye bien ! Ma comparse fouille à nouveau dans son panier :
- J’ai une botte de poireaux…du lard…des œufs…du lait… mon tricot pour le petit Marcel…
- Tu tricotes quoi ?
- Des chaussettes.
- Non, ça n’a aucun sens…
- Je pense bien. Qu’est-ce que je ferais avec une paire de chaussettes à la main ?
Je me sens d’humeur cynique :
- On peut y voir un lien avec l’histoire de la mule !
Il se redresse d’un bond, se rue sur la cheminée et saisit tel le Saint Graal une boite en fer blanc qui reposait dessus.
- C’est quoi, ça ? me demande-t-il avec une excitation pour le moins préoccupante.
- Une boite à boutons.
- Parfait, s’exclame-t-il à nouveau (à croire que seul ce mot peut refléter l’étendue de son enthousiasme) Flavia, tu tends la boite ouverte à Victorine, comme s’il s’agissait de friandises.
- C’est pas des friandises, c’est des boutons, objecte Flavia pragmatique
- Un peu d’imagination, l’artiste fera le reste.
La première question qui me passe par la tête c’est « Pourquoi diantre parle-t-il subitement de lui à la troisième personne ? », celle qui franchit mes lèvres est plus technique :
- Et moi, je fais quoi ?
- Tu la regardes… Non pas comme ça. Tu tournes la tête vers elle, tout en gardant bien le corps vers moi… voilà…
- Aïe ! Je peux pas rester comme ça : je vais me tordre le cou !
- Ah ! C’est moi qui vais te le tordre si tu ne me laisses pas travailler en paix !

Nouveau silence. Il se fige, visiblement contrarié. J’en profite pour me masser la nuque.
- On ne voit plus ton visage, constate-t-il.
Je pouffe malgré moi. Cela me semble tellement évident. Son regard sombre me foudroie. Je le trouve malgré moi très désirable à cet instant précis, mais je tâche de n’en rien laisser paraître. Si vous vous imaginez que la coucherie entre un peintre et son modèle est monnaie courante, pour ne pas dire une étape obligée, j’ai le regret de vous informer que c’est un énorme cliché. Je déteste les clichés, ils nuisent à l’imagination.
Il se lève et approche. Il décale Flavia au niveau de mes jambes. Il hésite, lui retire la boite en fer blanc et la remplace par le large récipient en bois.
- Mets tes bras en dessous. Comme si tu tenais un enfant…ou une offrande. Et ta main droite remonte par ici.
- Mais pourquoi faire ? s’inquiète-t-elle tout en se laissant guider.
- Je remplacerai le plat par autre chose. Mais actuellement, j’en ai besoin pour me figurer la masse, pour voir comment ton corps réagit à l’objet. Penche toi légèrement…pas trop. Voilà.
Il laisse Flavia à son saladier et s’approche de moi. Il rehausse les oreillers, replace mon coude, tourne ma tête vers lui, vers le spectateur. Il se penche. J’aperçois ses tempes creusées par une calvitie naissante. Peut-être est-il plus âgé que ce que je pensais.
- Regarde-moi bien, dit-il en reculant tout doucement, sans nous quitter des yeux, comme s’il craignait qu’on ne se volatilise, Tu me jauges calmement. Tu es… une déesse, je ne suis qu’un avorton.
J’esquisse un timide sourire. Ça ne devrait pas être très difficile à imaginer !
- Parfait, souffle-t-il en reprenant son fusain.

L’heure passe sans aucun incident notoire. Édouard griffonne, s’interrompant parfois pour corriger notre position. Nous demeurons silencieuses, presque trop sages. Le chat digère tranquillement.
- Bien, lâche tout à coup le peintre, C’est tout pour aujourd’hui.
Sa voix nous sort ne notre torpeur. Le chat ouvre les yeux, se redresse et s’étire.
Il remballe son matériel. J’enfile une robe de chambre moelleuse. Flavia remet son uniforme l’air morose. Elle sait qu’à la maison l’attendent les besognes routinières d’une banales bonne à tout faire. Mais pendant deux petites heures, elle a eu l’impression d’être une muse.
- Vendredi ? propose-t-elle en abaissant la poignée.
- Oui, approuve Édouard, J’aurai avancé sur la toile, je l’emmènerai et nous nous attaquerons à la couleur.
Elle récupère ses gages, nous serre les mains, puis dévale l’escalier avec une légèreté inhabituelle.

L’artiste attrape sa sacoche, son carton et saisit l’animal sous le ventre. Celui-ci se laisse faire docilement.
- Je vais relâcher cette engeance du démon !
- Tu devrais le laisser ici, je suggère.
- Je croyais qu’il te dégoûtait, ricane-t-il.
- Tu en auras besoin vendredi. Cela te fera moins à transporter. Tu ne vas quand même pas traquer le fauve à chaque fois que tu viens !
- Pas à chaque fois. Passé vendredi, ce modèle sera remercié.
- Laisse-le donc.
- Et les puces ?
- Jeanne lui donnera un bain en rentrant. Elle adore jouer les petites mamans.
- Pour la nourriture ?
- Il fera son affaire des rats, des pigeons et de nos maigres restes.
Edouard se résigne et pose la bête à terre, qui court directement se percher sur la fenêtre.
- Je savais bien que tu avais un cœur, Victorine.
- Tais-toi et paye-moi donc !
Il me glisse quelques sous dans la paume et m’embrasse sur la joue avant de descendre les six étages qui le sépare des rues bruyantes et puantes de la capitale.

Je rejoins le chat devant la fenêtre. Tout en bas, j’aperçois une silhouette de barbouilleur s’éloigner d’un pas guilleret. Je pose une main tremblante sur ma joue, à l’endroit précis que ses lèvres ont frôlé.

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