Pomme et au-delà

Cela s’est passé à une période où je ne dormais ni suffisamment, ni correctement. On séjournait à Dublin, chez un type qui cherchait visiblement plus à rentabiliser les deux pièce "en trop" dans sa jolie maison qu'à échanger avec des gens passionnants autour d'un thé et d'un paquet de fraises Tagada (merci Airbnb pour ces moments de grâce et de chaleur humaine digne d'un hôtel Ibis…) La chambre n'était pas bien isolée et n'avait donc rien de très reposante (le minimum syndical après avoir crapahuté partout, en bons touristes assoiffés de visites et de découvertes). Le mec hébergeait également une connasse jeune femme qui avait la fâcheuse habitude de rentrer à 1h du matin, de repartir à 6h et de téléphoner haut et fort entre temps. Bref, niveau sommeil réparateur, j’ai connu largement mieux.
Quelque part entre 1h30 et 6h, après qu’on lui ait demandé poliment de bien vouloir fermer sa grande gueule, j’ai pu bénéficier d’un peu de répit et j’en ai profité pour m’assoupir (la bonne idée que voilà). Ça a été compliqué, je me suis beaucoup réveillée, retournée, j’ai énormément somnolé. Et c’est dans un de ces moments pas très clair entre le rêve et la réalité qu’elle est apparue.

A donc fait irruption dans notre chambre …la Mort. Rien que ça ! Elle est arrivée, squelette noir encapuchonné, légère et silencieuse. Un silence de mort, si l’on peut dire. Elle a fait le tour du lit et est venue se poster près de moi. Le plus fascinant, c’est que je percevais à cet instant les moindres détails : l’aube qui commençait à pointer le bout de ses rayons, mon compagnon assoupi près de moi, les affaires laissées en vrac dans la chambre, mon propre corps immobile, les os luisant de ma visiteuse. Elle m’a alors tendue une pomme et m’a enjointe de la croquer.
Je ne sais pas trop comment elle s’y est prise. Elle ne parlait pas un langage articulé, c'était une sorte de souffle, de murmure, mais je la comprenais parfaitement, et présentement, elle voulait que je mange le fruit qu’elle me tendait. Rouge, rond, brillant, comme de bien entendu ! Une vraie pomme de cinéma !

Forcément, la proposition m’a laissée plutôt tiède. Rêve ou pas rêve, on est généralement récalcitrant à l’idée de mordre dans une pomme (objet déjà symboliquement foireux) tendue par la faucheuse elle-même. Du coup, j’ai répondu quelque chose comme :
"Bof !"
Évidemment, elle a insisté. Elle a même désigné mon cher-et-tendre de son index osseux et a déclaré : "Lui, il l’a fait…"
Je l’ai regardé, comme pour m’assurer qu’elle disait vrai : il dormait profondément et quelque chose en moi m’a signalé que c’était peut-être le moment de paniquer. Malgré l’incongruité de la situation, j’ai conservé mon calme, j'ai prié la Mort de bien vouloir me laisser tranquille (parce qu'on n'emmerde pas les gens en pleine nuit !) et j’ai simplement tenté de me rendormir. Mais il faut bien admettre que ce n'est pas chose aisée lorsqu’un squelette vous harcèle…
La Mort m’a de nouveau tendu son fruit et j’ai persisté : hors de question que je morde là-dedans. Après quelques môles tentatives, elle a fini par renoncer. Elle s’est volatilisée dans un soupir et j’ai ouvert les yeux. Pour de vrai, cette fois-ci… enfin, si l’on considère que toute cette histoire n’était véritablement qu’un rêve…

J’ai balayé la chambre du regard. C’était comme si cette rencontre venait tout juste d’avoir lieu : la luminosité était la même, les objets n’avaient pas bougé et moi non plus : j’étais encore tournée vers l’endroit où elle s'était (supposément) trouvée. Si le rêve m’a paru intriguant et quelque peu angoissant a posteriori, il n’en demeure pas moins qu’à l’instant précis où j’échangeais avec la Mort, le sentiment de peur se trouvait totalement annihilé par la fatigue et par le réalisme magique de la scène.

N’empêche qu’avec le recul, je me demande tout de même ce qui se serait produit si j’avais croqué cette fichue pomme !

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