Page blanche

Il pose sa gomme en haut de la feuille et taille méthodiquement son crayon. Pour ceux de la "nouvelle génération" (et probablement aussi pour celle d'avant), ces outils sont désormais archaïques, comme lui semble être aujourd'hui le porte-plume de son enfance. Au bon vieux stylo, on préfère bien souvent ces affreux engins auxquels il ne comprend rien. La machine à écrire était déjà un casse-tête pour les doigts, inutile d'en rajouter!
Il se répète que finalement, le seul souci qu'on peut avoir avec la bonne vieille méthode, c'est de manquer d'encre ou, dans son cas, d'appuyer un peu trop fort sur la mine. Cela lui arrive souvent, lorsqu'il ne trouve pas les mots, lorsque les idées ne sont pas au rendez-vous, qu'il presse avec rage ses doigts sur le bois, pour finalement se hasarder dans une direction plus que douteuse. C'est dans ces moments d'hésitation et de grande frustration que la mine se brise dans un craquement sec. A croire que tout est mis en oeuvre pour l'énerver encore davantage. La concentration est telle que ce simple bruit le fait toujours tressaillir. Le téléphone peut sonner, le chien de sa femme, cette abominable serpillière, hurler à la mort, il ne se laisserait pas distraire. Mais ce tout petit "crac!" représente pour lui l'ultime contretemps. Le moment où, fatalement, il devra sortir de son monde pour, faute de moyen, retrouver la tristesse et les basses nécessités du réel.

De l'arrière du crayon, caresse la feuille, ses petits carreaux blancs harmonieux et détaille une fois encore le paysage qui s'offre à lui par la fenêtre du bureau.
Il fait sombre. Orageux. La ville étouffe sous une épaisse couche de gris, les rues fourmillent de voitures et de passants pressés. Il prend une profonde inspiration, fatigué de les voir s'agiter, mais surtout prêt à replonger en apnée dans les méandres de son art. Il expire et sourit.
C'est un rictus cynique qui déforme ses lèvres. Son art! La page est encore vierge tandis que la vieille horloge du salon sonne cinq coups. Neuf semaines qu'il attend placidement un sursaut de géni et il pense encore mériter le nom "d'artiste". Trop facile, Monsieur, quand on ne se met au travail que le vendredi après-midi... et encore! avant que la vieille emmerdeuse ne revienne de son cours d'aquarelle! Le reste du temps, elle est constamment sur son dos et il ne peut faire un geste ni même affûter ses crayons sans qu'elle ne lui fasse une réflexion.
- Toujours à rêvasser pendant que je me saigne aux quatre veines pour nous trouver de quoi vivre!"
"Saigne-toi donc un peu plus, grosse truie, et fout-moi la paix", maugrée-t-il alors pour lui même.
- Encore ce vieux crayon? C'est bien la peine que les p'tits t'offrent un ordinateur pour ton anniversaire!
Il ne prend même pas la peine de lui expliquer. Il a toujours préféré se taire que de se perdre dans des détails superflus. Il la déteste, cette machine. D'ailleurs, elle le lui rend bien. Le crayon, c'est tout aussi pratique, voir plus économique, et au moins, ça se contente de la boucler et de le laisser bosser!
A ses pieds, le chien s'agite. L'autre vieille chouette ne devrait plus tarder. Il lui suffira de passer la porte pour ruiner tous ses efforts et ramener avec elle les tensions du quotidien. Il devra, une fois de plus, attendre le vendredi suivant pour achever et surtout commencer ce chapitre. Ou peut-être s'exilera-t-il le samedi entier dans un de ces cafés sales et bruyants; s'il trouve néanmoins le courage, ou plutôt la folie, d'affronter l'extérieur.

La clé cliquette dans la serrure. Il sent son coeur se serrer et bloque instinctivement son souffle. La porte s'ouvre dans son dos. Surtout, ne pas se retourner. Continuer à fixer la feuille, désespérément vide. Attendre.
- Je suis rentrée, chantonne son insupportable voix de crécelle.
Précision inutile: on se doute bien qu'un voleur ou un agent EDF n'auraient pas utilisé la clé. Il serre les dents pour retenir au passage une réplique cinglante.
Elle baragouine des mots d'amour à la bestiole qui lui lèche avidement les mollets, les mains puis le visage lorsqu'elle se penche pour l'embrasser, et débarque dans le bureau, petite pièce mal rangée, dont les murs et le sol sont jonchés de livres et de bibelots en tous genres, censés décourager un éventuel envahisseur. Elle se rapproche. Il sent son souffle sur sa nuque, ses oreilles, sa joue. Elle regarde par dessus son épaule et semble constater avec dédain le néant qui lui fait face. Il ne la voit pas. Ne peut pas la regarder! Elle ne le mérite pas. Elle soupire puis se redresse. Il voudrait la gifler. Peut-être même saisir la petite sculpture africaine qui orne l'étagère et lui abattre sur le crâne...
- Tu ne le finiras jamais, ronchonne la mégère, Trois semaines que tu aurais dû le rendre... 'Vont finir par te laisser tomber, mon pauvre chéri!
- ...
- Pourquoi tu n'écris pas plutôt une belle histoire d'amour? Ou un roman policier? Ça, au moins, ça se vend, alors que tes idioties...
Nouveau soupire avant de quitter la salle. Il l'entend siffloter dans la cuisine et se détend peu à peu. Il s'appuie des deux mains sur le secrétaire, repousse doucement la chaise, mais se ravise finalement. D'un geste magistral, il expédie la feuille blanche et toutes celles qui l'ont précédée par terre et en saisit une nouvelle. Il griffonne quelques notes dans la marge, parait réfléchir un très bref instant et se met à écrire. D'abord un mot, qu'il raye aussi sec, puis un autre, suivi de phrases, de paragraphes entiers et de pages et de pages...
Il sait pertinemment que ce n'est pas avec ça que sa carrière va décoller et que son éditeur trouvera toujours à en redire, mais au fil du texte, le sourire lui revient.
- Il faut sortir le chien, braille l'autre depuis sa cuisine.
Il ne ronchonne pas et arbore même fièrement son beau sourire tout neuf. Avant de quitter la pièce, il lui vient une idée vague de titre pour cette piquante improvisation.
"Les mille et une façons de supprimer ma femme" note-t-il avec son fidèle crayon noir et de sa plus belle écriture.

Commentaires

  1. Mais pourquoi tu ne publies pas plus de petites nouvelles comme ça sur ton blog ?

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  2. Je plaide coupable: généralement, il est plus difficile de mettre une fiction sur pieds(aussi courte soit-elle)que de divaguer sur un sujet quelconque... J'ai bien quelques nouvelles égarées au fond de mes tiroirs, mais elles sont un peu trop longues pour le blog.

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  3. Moi je trouve aussi qu'il faudrait plus de nouvelles, même des longues.

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  4. Face à "tant d'anonymes" en colère, je ne peux que céder, et c'est avec plaisir que je vais faire de mon mieux pour proposer plus de nouvelles tout juste sorties du four.

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