Petite poupée

Il s’examine dans le miroir. A vue d’œil, rien d’anormal. Le problème doit être plus profond. Il se penche en avant et inspecte ses yeux, de beaux yeux d’un bleu profond cernés de grands cils noirs. La voilà, la preuve physique qui fait de lui un monstre. De grands yeux de fillette qui tremblent d’émotion.
Il enfile un tee-shirt, un gilet, un pantalon, sans quitter un instant du regard cette espèce androgyne qui le provoque. Il se brosse les dents et constate par ailleurs qu’il a les lèvres étonnement roses et charnues. En voilà une autre ! pense-t-il en grimaçant.
- Arthur ?
- Une minute…
Peut-être se fait-il des idées. Oui. Ce doit être à force d’entendre raconter des salades à l’école qu’il se met à imaginer n’importe quoi. Il ne ressemble pas à une fille. Il est un garçon.
Mais un garçon qui joue à la poupée et qui ne fréquente jamais les autres garçons. Pourtant, ça se comprend, non ? Ils sont si bêtes ; ils passent leur temps à se battre ou à courir après une balle et quand ce n’est pas le cas, ils s’amusent et se moquent d’un plus faible qu’eux. Toujours Arthur. La petite fille manquée. Celui qui aime sauter à la corde, faire des tresses aux Barbies et des scoubidous roses fluo.
Ils disent qu’à force de faire comme les pleurnicheuses, il va finir par se transformer en l’une des leurs et que ce sera tant mieux. De toute façon, au village, chacun sait que la mère d’Arthur, après ses trois premiers robustes gaillards, aurait largement préféré une petite princesse. On raconte même qu’elle lui faisait porter des robes et des rubans lorsqu’il était encore trop petit pour protester.
- Arthuuuuur !
- Quoi ?
- Tu vas être en retard, chaton.
Il ne peut se résigner à quitter la salle de bain. Plus il fixe la glace, plus il voit floue. Son reflet se transforme, il voit ses joues s’arrondire, ses cheveux onduler, son nez s’allonger. Il devient une fille, c’est certain. Il ferme les yeux, se passe un peu d’eau sur le visage. Il est toujours lui. Rien n’a changé. Rien du tout. Il sait bien que c’est impossible, il n’est pas candide à ce point. On n’est pas dans un de tes livres, ici !

Tous les jours, c’est la même histoire, un scénario cauchemardesque qui se répète inlassablement. Il fait le chemin jusqu’à l’école avec Valentine, sa petite voisine. Comme il a honte de dire qu’elle est sa meilleure amie, il raconte à tout le monde que c’est sa demie-sœur, mais bien évidemment, personne n’est dupe, pas même Valentine qui, du haut de ses neuf ans, a très bien compris qu’il n’aimait plus être vu en sa compagnie. Enfin, ce n’est tout de même pas comme si elle était sa seule copine ? Les autres savent parfaitement qu’il joue à des jeux de filles avec les filles.
« On s’en moque pas mal de ce qu’ils disent » dit-elle souvent et il n’est pas loin d’être d’accord avec elle. Mais à chaque fois qu’un type de sa classe passe près de son jardin, il faut systématiquement ranger poupées, figurines pailletées et peluches.
Il y a probablement deux Arthur : celui qu’il est et celui qu’il tente désespérément de devenir.
Tous les jours, donc, il marche près de Valentine et ils se racontent des histoires qu’ils inventent au fur et à mesure, ils parlent des jouets qu’ils aimeraient bien s’acheter, de tout ce qu’ils pourraient faire de chouette avec. Et tous les jours, Arthur se tait brutalement en arrivant devant le portail de l’école primaire. Il s’éloigne de son amie et entre à petites foulées dans la fausse aux lions. Malgré toutes ces précautions pour ne pas se faire remarquer, il arrive fatalement un moment dans la journée où les garçons n’auront rien de plus intéressant à faire que de venir lui taper dessus à grand renfort d’insultes.
« Arthur, t’es qu’un pédé ! » « Ouais, une grosse tarlouze ! Tu joues aux petits poneys ! » Et tant d’autres mots doux du même acabit. Au moins, à cet instant précis, il n’a plus aucun doute : il est bien un garçon, car aucun d’entre eux n’oserait frapper une fille. C’est rassurant, en un sens, douloureux, mais rassurant.

Cela l’est d’autant plus pour ses frères et son père qui, en ce qui le concerne, se posent de sérieuses questions. « Tant qu’on lui casse la figure, au moins, c’est pas une gonzesse ! » ricanent-ils généralement tandis que sa mère le badigeonne de mercurochrome. Elle ne rit pas du tout. Elle s’inquiète même beaucoup pour son petit amour si fragile. « Ce n’est pas parce qu’il est sensible, tendre et légèrement différent des garçons de son âge qu’on a le droit de se moquer de lui ». Et elle a beau répéter ça à toute la famille, à ses amis, aux enseignants et aux voisins, tous lui adressent pour seule réponse ce regard bovin vaguement compatissant et laissent pourtant se poursuivre, sans plus de protestations, le passage à tabac de la fillette-manquée.
- Arthur ! Ça suffit maintenant ! ! !
- Oui, oui, j’arrive…
C’est certainement de sa faute s’il est comme ça. Elle l’a trop couvé quand il était petit. Elle ne laissait personne l’approcher et surtout pas ses frères. Ils auraient pu lui faire mal ! Un jour, elle est revenue du centre commercial avec une magnifique poupée Barbie scandinave. Ce fut probablement le déclic. Adieux dinosaures et petits soldats. Le père protesta un premier temps puis dû se résoudre : son fils n’avait pas du tout les même centres d’intérêt qu’un …garçon ordinaire. Il laissa donc sa femme le choyer comme la petite fille qu’elle n’avait pas eu, apposant de temps à autres son veto lorsque l’entreprise lui paraissait bien trop…féminine et déraisonnable. Quand on lui faisait des remarques sur le caractère particulier de son petit dernier, il se contentait de hausser les épaules :
« Bah ! Les enfants changent si vite, tu peux me croire… »
« Oui, enfin, bon, Emile, t’as pas peur qu’il vire homo ou un truc dans le genre ? »
« Tu sais quoi ? Quand j’étais gamin, on avait une chienne qui avait des petits. Un jour, voilà qu’elle nous ramène une toute petite loutre, un minuscule bébé, tu vois ? Ben elle l’a choyé comme un des siens et en grandissant, la loutre faisait tout comme les chiots, mais tu veux que je te dise ? La loutre n’est jamais devenu un chien. C’était une loutre, un point c’est tout ! »
« Ok…mais où tu veux en venir ? »
« Je sais pas vraiment…. »

Arthur saisi son sac à dos et déposa délicatement tout au fond une petite figurine de fée verte constellée de paillettes. Il avait oublié de la rendre à Sandra hier. Ou plutôt, il n’avait pas trouvé le moment opportun pour la lui restituer discrètement. Aujourd’hui serait peut-être un meilleur jour.
- Nom de… Arthuuuureuh ! ! ! Tu attends le déluge ! ?
- Voilà, voilà, je descends ! s’exclame-t-il en joignant le geste à la parole.
- Qu’est-ce qui ne va pas, chaton ? Tu es resté presque une heure là-dedans.
- … Maman ?
- Oui, chaton ?
- Tu aurais été plus heureuse si j’avais été une fille ?
- Oh, arrête tes bêtises et monte dans la voiture !
- Moi, je suis bien comme je suis… mais je crois que les gens me trouvent vraiment bizarre.
- Tu sais, chaton, les gens, de toute façon, ils trouveront toujours quelque chose à te reprocher.

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