Casanova

Je suis une espèce rare. Une créature comme on en voit peu. Je crois sincèrement que d’ici un siècle ou deux, on exposera mon squelette dans un musée d’Histoire Naturelle avec un panneau expliquant aux visiteurs : « Ossements d’une vierge – morte à 87ans sans jamais avoir connu les plaisirs de la chaire. »

Oui, mais voilà, en dix minutes, mon unique rêve de gloire va être brisé.
Pour l’instant, je ne me doute de rien, affalée sur le canapé, Roland lové contre moi, devant un film romantique, des restes de pizza abandonnés sur la table basse.
Je me concentre tant bien que mal sur cette histoire sucrée et indigeste dont les rebondissements me font autant d’effet qu’un plat de choux de Bruxelles sans sel. Soudain, je sens une main glisser sur ma poitrine, une bouche parcourir mon cou.
De toute évidence, les pérégrinations d’une coiffeuse dans le monde sans pitié des affaires ne semble pas passionner mon cher et tendre qui entreprend alors une toute autre activité.
Je n’ai pas le temps de dire « ouf », ni même « stop » que déjà mes vêtements me sont pratiquement arrachés et ô miracle ! Les siens aussi ! Je réponds lascivement à ses caresses, à ses baisers ; je me laisse explorer dans les moindres recoins. Je suis une terre qui se découvre du bout de la langue et du creux de la paume, une terre que le froid de novembre fait frissonner ou peut-être est-ce simplement l’arrivée d’un nouveau conquérant, plus habile et plus déterminé que ses prédécesseurs.

Une chaleur étrange empourpre mon visage et, tandis qu’il extirpe de sa pochette une sorte de chewing-gum translucide dont je feins de ne pas deviner la fonction, une idée neuve me traverse l’esprit : "Finalement, je ne suis pas sûre…"
Pourtant, il semble être déjà trop tard pour disserter sur mes doutes. Roland se fraye un passage entre mes cuisses et, tout en me bavant sur le cou, sur les seins, sur le visage, s’enfonce triomphalement dans mon petit intérieur, jusqu’alors chaud, humide et douillet. Une douleur aigüe me transperce, mais je tâche de ne pas trop y penser. Tache !… A ce propos, c’est surtout pour mon nouveau canapé beige que je m’inquiète. Une grosse tache rouge ne serait pas du plus bel effet.
Roland poursuit ses ahanements avec beaucoup de conviction et j’hésite encore entre gémir et scruter simplement le plafond en attendant que ça passe. Ce n’est ni aussi prodigieux, ni aussi surprenant qu’on avait bien voulu me le laisser croire. Pire encore, c’est assez désagréable, mais je suppose que ça s’améliore avec l’entrainement, voir même, avec un partenaire un peu plus généreux. Je laisse enfin échapper un petit cri pour signaler mon mécontentement. Manque de bol, il prend ça pour un encouragement et me martèle de plus bel. Je sers les dents afin d’étouffer mon désespoir. C’est un cercle vicieux fondé sur un malentendu ! J’imagine des siècles et des siècles de femmes en étoiles de mer tentant vainement de faire comprendre à leurs amants que ce n’est certainement pas par plaisir qu’elles crient. Ceci nous mènerait jusqu’à notre époque, dans ce même appartement où, tout à son bonheur, Casanova n’entend rien à mes tourments.

Pourtant, petit à petit, et à mon grand étonnement, la douleur cède place à…un ennui véritable. Un bon, gros et solide ennui, surpassant même celui que j’éprouvais devant ce navet quelques minutes plus tôt. Non, vraiment, j’ai beau chercher, je ne vois pas ce qu’il y a d’extraordinaire à être secouée, écrasée, malmenée de la sorte. Je serai même tentée de consulter ma montre, mais mon bras demeure rivé au cou de mon Dom Juan, ivre d’amour et de plaisir (ce petit veinard !). Je me demande comment il réagirait si je lui demandais de bien vouloir cesser de faire le con, ou que je me mettais à bailler aux corneilles. Seulement voilà, je ne suis pas un monstre, j’ai même beaucoup d’affection pour lui. Alors, évidemment, pauvre nouille que je suis, je le laisse terminer sa besogne, telle une vulgaire poupée gonflable.

Dans un dernier couinement, il se cambre, puis s’effondre sur moi en soupirant d’aisance. Après quelques baisers, probablement en guise de « remerciements », il s’extirpe enfin, maladroitement, dans un chuintement peu ragoutant et court vider son réservoir dans la salle de bain. Frigorifiée, je m’emmitoufle dans une couverture en polaire et me lève aussi sec pour évaluer les dégâts. Le Dieu des obsédés sexuels soit loué ! Aucune tache. Ni rouge…ni blanche. Dans une autre vie, on m’aurait certainement pendue immédiatement pour ce crime, mais dans celle-ci, je me félicite simplement d’avoir choisi poney plutôt que danse classique lorsque j’avais sept ans.

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