Le regard

Il faisait encore un peu froid lorsqu'elle sortit de chez elle. Elle prit soin de se faufiler par la porte entrebâillée afin que le chat ne lui file pas entre les jambes. Un petit coup d’œil à la boite au lettre : quelques publicités malgré l'autocollant et le dernier numéro de sa revue préférée. Elle la glisse dans son cabas sans même regarder les gros titres. Pas maintenant.
Un sandwich, une bouteille de soda, un muffin et en route pour une place au soleil ! Le sac est grand et coloré. Avec ses lunettes de soleil et son chemisier multicolore, on pourrait la croire en route pour la plage, en plein coeur d'un ville grise et austère. Elle apprécie le décalage.
Le parc n'est qu'à une dizaine de minutes. Elle traverse la place ronronnante sous les voitures, les vélos et les gens pressés, longe les boutiques de prêt-à-porter, de cosmétiques et les brasseries aux terrasses bondées. Au moindre rayon de soleil, c'est déjà la cohue. On aurait bien besoin de se mettre davantage au vert par ici...et un peu moins aux verres.

Elle pousse le portillon ouvragé couvert de lierre. Ses ongles rongés attirent son attention. Pourquoi faut-il donc qu'elle s'impose ça? Quelque peu honteuse, elle les dissimule dans les poches de son pantalon.
Poser le grand sac, en sortir la couverture, s'y reprendre à trois fois avant de l'étaler correctement sur la pelouse émeraude clairsemée par endroit, s'installer en tailleur, l'air satisfait et mordre avec bonheur dans le pain et le saucisson.
Une fois le picnic fini, elle s'empare d'un bloc et d'un crayon et croque d'un regard et d'une plume énergique les arbres, les bourgeons et les passants.
Le soleil lui chauffe agréablement les épaules comme le feraient les bras robustes mais doux d'un parent, d'un amant, d'un ami. Elle se sent apaisée, concentrée, protégée. Les pages blanches noircissent, à mesure que la lumière dévie et que les heures filent. Les modèlent, eux aussi, défilent.

Sur un banc, à sa gauche, un homme en gilet bleu et pantalon gris qu'elle n'avait pas encore remarqué sirote un thé fumant. Il semble observer avec beaucoup d'intérêt quelque chose qu'il lui est impossible de distinguer de là où elle se trouve. Mais cela n'a pas d'importance, seul son regard énigmatique est digne d'intérêt. Elle ne parvient pas à se l'expliquer. On dirait celui d'un chien à qui l'on tend un jambon. Ou celui d'un enfant qui contemple le jouet de ses rêves dans une vitrine. Ou celui d'un guépard qui voit passer une antilope. Ou...ou plutôt celui d'un connaisseur devant une oeuvre d'art... une oeuvre d'art découverte par hasard dans un vieux grenier dégoûtant... Oui, ce serait ça...ou peut-être autre chose...

Elle griffonne furieusement. L'expression lui échappe. Elle recommence, encore et encore. Ce n'est pas ça. Pas tout à fait. Si elle parvenait à saisir l'intensité de ce fichu regard... Et que regarde-t-il au juste? Elle a beau se pencher, elle ne voit pas. Elle ne peut tout de même pas pousser l'indiscrétion jusqu'à venir s'asseoir à côté de lui ! Il y a ces arbres, des peupliers certainement, et ces petits crétins qui jouent au foot. La chose doit être juste derrière. A moins que les petits crétins...? Oh non, ce serait répugnant ! Elle secoue énergiquement la tête afin de dissiper l'horrible malentendu.
L'expression de l'homme a quelque peu changée. Les lèvres légèrement entrouvertes, il semble caresser du bout des doigts une forme invisible, dans une béatitude quasi-religieuse. La mine glisse sur le papier. Il ne lui reste que quelques pages. Elle a utilisé presque la totalité d'un bloc à essayer de retranscrire l'émotion de l'inconnu à la tasse de thé. Elle se sent bête. Elle se sent frustrée. Elle sent qu'elle passe à côté d'un élément important. LA chose.

Tout à coup, l'homme se lève. Son expression a encore changé. Vraiment changé. Il semble émerger d'un long rêve et ne pas du tout apprécier le retour à la réalité. Nerveux, penaud, peut-être même honteux, il balance son gobelet dans une poubelle, essuie maladroitement ses mains sur ses vêtements et disparaît aussi sec derrière les peupliers.
Elle ne sait trop comment elle s'est retrouvée debout, au beau milieu de l'équipe de foot interloquée, le calepin et le crayon toujours entre les mains, probablement sur le point de suivre l'inconnu, comme lui avait suivi l'objet de son obsession.

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