Parce queeeeee !!!

Elle s’est contentée de préciser que le sac taupe offert pour quarante euros d’achat n’était plus disponible. Ce à quoi la cliente l’a récompensé d’un sympathique "connasse", marmonné entre ses dents.
Elle n’a pas relevé, l’habitude, certainement, d’être de défouloir de service, et a même sourit en  glissant dans le cabas le bob et la serviette rayés bleu marine et blanc spécial été collectors. L’autre est partie sans un mot. Pas merci. Pas au revoir. C’est à elle, le petit personnel, de se montrer polie et conciliante. Elle est payée pour ça. Elle ne sert qu’à ça. "Merci et à bientôt" minaude-t-elle en arborant un sourire ultrabright au point de fissurer son teint  impeccablement lisse et uniforme.

La veille, deux femmes, que leur virée entre filles avait certainement rendues euphoriques et décomplexées, lui avait signalée qu’elle était profondément casse-pied (pour rester polie). Son erreur ? Leur avoir suggéré d’utiliser les testeurs plutôt que d’ouvrir et utiliser à leur guise les divers produits de la boutique. Peut-être, avait-elle précisé devant leurs mines blasées, que d’autres personnes souhaiteraient acheter cette crème, ce blush, ce savon sans qu’une tiers personne n’y ai mis les doigts. Haussement d’épaules, yeux au plafond, soupires. A croire qu’elle n’existait que pour harceler les clients !

Les "cas" de ce type avaient beau être minoritaires, ils avaient le don de gâcher la journée. Parfois même la semaine. Si la majorité des gens se montraient courtois et compréhensifs, il y en avait toujours un pour faire étalage de sa mauvaise humeur. La cheffe avait pour habitude de dire : "Ne le prend pas pour toi. Ils ont sûrement eu une dure journée. On ne peut pas savoir. La vie n’est pas toujours facile."
"En effet, répliquait une collègue, La vie n’est pas facile. Mais elle l'est pour tout le monde. Heureusement, tout le monde n’est pas aussi désagréable. Tu imagines si je faisais pareil à chaque fois que je me dispute avec Martin ou que je n'ai pas trouvé la bonne marque de PQ au supermarché ?" Puis, se tournant vers elle, elle ajoutait : "C’est délicat de trouver le juste milieu. Tu ne dois pas te laisser marcher sur les pieds, tu n’es pas un paillasson et tu n’as rien à voir avec leur mauvaise humeur. Mais en même temps, tu ne dois pas entrer dans leur jeu. Ils n’attendent que ça : une personne sur qui passer leurs nerfs."
"Je ne suis pas d’accord, intervenait cheffe, Il nous appartient de leur montrer que nous ne sommes pas des ennemis, de les calmer. Ici, on se fait plaisir, on se détend. Ils doivent comprendre que leur animosité n’est pas justifiée…"
"Ils doivent surtout comprendre que ce n’est pas en se montrant agressif avec les gens que l’on obtient ce que l’on veut ! Ce ne sont finalement que des gamins capricieux qui n'ont pas l'habitude qu'on leur dise non!"
"Non, tu te trompes...et tu ne peux pas te faire juge et parti…"
Elle n’écoutait déjà plus. En vérité,  l’attitude à adopter ne l’intéressait pas tellement. Elle se demandait surtout pourquoi. Une vieille publicité de soda à l’orange sanguine lui revenait alors en mémoire : "Mais pourquoi est-il aussi méchant ?  Parce queeeeee !!!". Sanguins, c’était le mot. Pas le seul visiblement. Egoïstes. Mesquins. Stupides. Impatients. Narcissiques. Colériques. Fatigués. Las. Stressés. Suffisants. Il y en avait beaucoup. Elle n'aurait probablement pas assez d'une journée pour les énumérer tous.

Parfois, effectivement, elle essayait de comprendre. Qu'est-ce qui pouvait bien pousser quelqu'un à débarquer comme une fleur dans une boutique de cosmétiques pour s'en prendre à une vendeuse standard ? L'ennui ? Oh, oui, ce devait être ça ! Cette bonne femme se réveillait un matin en se demandant ce qu'elle pouvait faire de la journée, puis soudain, éclair de génie, elle allait arpenter un centre commercial à la recherche de victimes sur lesquelles se défouler !
Ou alors, l'esprit de revanche ? Elle avait passé la matinée à se prendre le chou avec un huissier mal embouché et, comme c'est bien connu, tous les employés se valent, avait décidé qu'elle le ferait payé à la caissière la plus proche. Il y a un paquet de lieux plus appropriés pour piquer une colère, mais on ne va pas chipoter pour si peu ! L'important, dirait son psy, c'est de ne pas garder cette amertume à l'intérieur. L'entourage appréciera évidemment ce judicieux conseil.
Autre hypothèse, il s'agit de personnes profondément désagréables qui râlent au réveil, en famille, dans les transports en commun, au boulot, au restaurant, dans les boutiques, devant la télévision, peut-être même dans leur sommeil. Ils n'y peuvent rien, c'est compulsif !
Il y avait tant de bonnes raisons de cracher aux visages des gens sa haine du système, des autres et de la vie en générale. Chacun pouvait aisément trouver la sienne. 
Avec un peu de bonne volonté, elle pourrait même s'en trouver une rien qu'à elle. "Après tout, songeait-elle, Mon travail m'emmerde, il est mal payé, les gens sont exécrables et j'ai l'impression de perdre mon temps. Ce devrait être suffisant pour me mettre à hurler sur le buraliste ou pour prendre de haut le kiné..."

L'homme passe en caisse avec un plein panier d'article pour vieux-beaux mal dans leur âge. Il époussette du revers de la main gauche quelques pellicules égarées sur les épaulettes de sa veste Armani anthracite, la  passe dans ses cheveux englués de gel et de l'autre balance sur le comptoir sa carte de fidélité. Elle lui fait savoir qu'il bénéficiera de 20 pourcent de remise sur son prochain achat et d'un produit offert. Il la foudroie du regard. Il pensait y avoir droit de suite ! Non, insiste-t-elle mollement, au dixième achat seulement. D'accord, mais il en a besoin maintenant, vous voyez, parce que la prochaine fois il, aura forcément moins d'articles, elle devrait se montrer un peu compréhensive, bon sang. Oui, bien sûr, elle comprend le problème, mais malheureusement... Il se dit que, forcément, ça les arrange bien, eux, de prendre les gens pour des cons et ne se gêne pas pour lui faire partager le fond de sa pensée. Elle ne bronche pas et lui rend sa carte. Il soupire, agacé et lui fait remarquer que, par sa faute, il va devoir laisser ici la crème de nuit et le masque nourrissant pour cheveux secs à l'huile de jojoba. Tend un billet de cinquante, récupère la monnaie et s'en va. Une fois encore, pas merci, pas au revoir.

Maussade, elle secoue la tête en rangeant le ticket de caisse, puis la relève pour la cliente suivante. Celle-ci lui adresse un sourire désolé mais complice : "Si son seul problème dans la vie est de ne plus avoir de crème de nuit, ce monsieur a vraiment de la chance!".
Elle lui rend son sourire : "Oui, c'est vrai." Tiens, pour la peine, elle lui mettra double ration d'échantillons !

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