Le Point de rupture

-  Qu’est-ce qu’il a de plus que moi ?

Non mais franchement ! Y a-t-il seulement question plus absurde ? J’ai envie de lui répondre sérieusement, parce qu’évidemment, il est bouleversé. Trois ans de passion (enfin, ça c’est lui qui le dit), ça ne se balaye pas comme ça, du jour au lendemain, pour fuir avec n’importe qui.
J’ai réellement envie de lui apporter une réponse à la hauteur de ses attentes. Une réponse qui lui donne soit l’impression qu’il n’était résolument pas au niveau, soit la conviction que notre histoire était foutue, avant même qu’il ait effleuré du doigt cette tragique vérité. Ou bien une réponse qui me ferait passer pour la reine des garces et le guérirait définitivement de moi. Oui, je suis une personne charitable, je ne supporte pas de voir mon futur-ex souffrir…
Seulement, là, avec ses lieux-communs débiles, je suis désolée, mais il m’agace. Et tout ce qui me vient comme idées de réponses, à cette question con, ce sont, comme dirait mon père, des "réponses cons"!


J’en choisis une au pif :
-  Une plus grosse bite !
Il fait une moue choquée. Je doute qu’il ait pris au sérieux cette remarque parfaitement puérile ; c’est plutôt la vulgarité du propos qui le consterne. Ça et l’irruption incongrue de ce détail prosaïque au beau milieu de notre dispute.
Damien n’a jamais supporté la vulgarité. Dans la bouche d’une femme, selon lui, c’est déplacé. Chez un homme ça va. Et c’est ça que j’aurais dû lui répondre, à Damien : «  Ce qu’il a de plus que toi, je ne sais pas ; mais le machisme, c’est au moins quelque chose qu’il n’a pas. »
Un juron, dans la bouche de n'importe qui, ça n’est pas très élégant. N’empêche que j’apprécierais, quand je me cogne, quand je me brûle ou quand je me coince le doigt dans une porte, de pouvoir exprimer mon désarroi par un très intelligible : "MERDE !" ; sans me voir opposer systématiquement son prétentieux : "Ton langage, ma chérie."


-  Damien, écoute, mettons les choses au clair : je ne t’aime plus…
-  Il t’a fallu combien de temps pour t’en apercevoir ?
-  C’est difficile de fixer une date exacte. Disons qu’un jour j’ai compris que j’étais amoureuse de lui et, en comparaison, notre idylle m’a parue…fade.
- Une idylle ? C’est tout ce que cela représente pour toi ?!?
-  Présentement, oui.
-  C’est qui ? Je le connais ? Je vais lui casser la gueule !
Allez, le retour du poids lourd du cliché ! La jalousie de l’homme viril qui protège sa propriété. "Moi, Tarzan. Toi, MA meuf !"
-  Et qu’est-ce que tu vas faire ? Lui mettre un coup de gourdin sur le crâne ? Lui agiter tes roubignoles sous le nez, pour lui montrer que tu en as de plus grosses ?! Oh, je t’en pries, Damien, grandis un peu ! Il ne m’a pas séduite. Il ne m’a pas kidnappée. J’y suis allée toute seule, de mon plein gré, comme une grande…
-  Et, comme une grande, tu te l’ais trouvé sur un sites de rencontre, j’imagine ? Ce serait bien ton genre…


Bah oui, tiens, c’est bien mon genre d’être dépravée et pathétique, au point de partir en chasse sur Internet, le plus grand repère de pervers que la terre ait connu !
Je devrais me mettre en colère, lui faire remarquer qu’il a une bien piètre image de la femme qui a partagé son quotidien pendant trois ans, mais finalement je ne suis pas surprise. Damien a toujours eu le jugement et le mépris faciles. C’est tellement plus valorisant de rejeter les fautes sur l’autre ! Alors une fois encore, paf, "réponse con" !
-  Mais oui, bien sûr ! C’est au moins le cinquième petit jeune assoiffé de cul que je m’approprie ! J’ai toujours pensé que tu avais une vision très banale du couple. Je me suis dit : tiens, enfin quelque chose d'un peu original !
-  Qu’est-ce que tu aurais voulu ? Que je sois moins possessif ? Que je te lance gaiement : eh ma chérie, si on tentais l’échangisme aujourd’hui ?! Ce sera rigolo ! …Mais tu ne comprends rien, ma parole ! Je t’aime. Je t’aime vraiment. Je ne veux pas te partager avec un autre.


Une fois n’est pas coutume, je réfléchis avant de répondre. Peut-être a-t-il partiellement raison. J’ai l’impression que la société nous enjoint de consommer, consommer toujours plus. Non seulement  sur le plan mercantile, mais aussi sur le plan sexuel et sentimental. On a tellement peur d’être pris pour un vieux coincé qu’on est prêt à accepter n’importe quoi. L’amour est une notion « petit-bourgeois » et patriarcale ? Pourquoi ne pas tout bonnement se lancer dans une union libre ? Chacun fait ce dont il a envie. C’est tellement plus simple ! ...Oui, mais il y a aussi des gens que cela ne peut pas rendre heureux. Des gens qui ont besoin d’être préféré, bien plus que d’être aimé. Je secoue la tête, songeuse : voilà que moi aussi, comme Damien, je me mets à déblatérer des lieux-communs ! Je me ressaisis et réplique sombrement :
-  Il n’est pas question de me partager. Je ne suis pas un gâteau. Et je ne veux pas d’un amant… ou de quoi que ce soit qui y ressemble. Tu es donc hors jeu, c’est aussi simple que ça. 

Je soupire. Mon visage se tord dans une grimace d’incompréhension et j’ajoute avec fougue et dégoût :
-  Comment as-tu pu croire que je voulais simplement pimenter ma vie sexuelle ? Il ne s’agit pas de fantasmes ou de lubies. Je te quitte pour de vrai. J’en aime un autre, pour de vrai. Tu n’as rien à te reprocher. C’est la vie.
En prononçant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser que, si, il a réellement deux ou trois choses à se reprocher. C’est désormais flagrant, bien que totalement subjectif : Damien est un gros nul. Comment ai-je fait pour ne pas m’en apercevoir plus tôt ?
 

-  Je pensais que nous étions fait l’un pour l’autre…, geint-il alors, comme si c’était le genre de sucrerie écœurante qui allait me faire changer d’avis.
Je crève d’envie de lui envoyer au visage toutes les raisons pour lesquelles nous n’aurions pas pu vieillir ensemble. Ses petites manies horripilantes, ses grands principes qui ne mènent à rien, ça vision complètement étriquée du monde… Tout ce qui donne envie d’assassiner un homme avec un moulin à légumes au bout de cinq ans de vie commune. Alors, pour éviter d’en arriver à ce genre d’extrémités, autant prendre la tangente dès maintenant : c’est plus prudent.
 

Il soupire à son tour. Je sens qu’il fait un effort surhumain pour se contenir, avant de me redemander calmement :
-  Qui c’est ? D’où sort-il ?
-  Tu n’as pas envie de le savoir. Crois-moi, cela n'y changerait rien.
-  Je ne pourrais rien dire pour te faire changer d’avis ?
Froncement de sourcil. En fait, mon chou, si tu comptais me faire changer d’avis, il eut mieux fallu que tu te taises dès le départ.
-  C’est trop tard...
-  Tu me fais beaucoup de mal.
-  Je sais. Ça me peine aussi de te voir dans cet état.
-  J’ai tellement besoin de toi.
Nouveau soupire. Non, Damien. Non. L’Homme à besoin de respirer, de boire, de manger, de se vêtir…etc. Mais il n’a certainement PAS besoin d’une petite amie.
-  On peut rester bons amis ?
Froncement de sourcils. Les siens, cette fois. Il reprend un peu de contenance avant de s’exclamer :
-  Pitié, épargne-moi ce genre de clichés !


Il se lève, jette un billet froissé sur la table et enfile son blouson. Médusée, je le suis à l’extérieur du café et, avant que nos chemins ne se séparent définitivement, me surprends  à bafouiller stupidement :
-  Ou…oui…Tu…as raison… Pardonne-moi.

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