Itinéraire

Nos regards se croisent.
Je baisse les yeux, mi-gênée, mi-irritée. Qu’est-ce qu’il a, à me fixer comme ça, celui-là ? Il a jamais vu une fille avec un gros nez et un top à paillettes orange fluo ? Ou bien il est déjà bourré à 21h34 ?
Je fais mine de contempler par la fenêtre la magnifique lune quasi-pas-pleine-du-tout et je le détail avec autant de discrétion que le ferait un éléphant en plein triple-axel dans une patinoire. Il est quelconque. Ni beau ni laid. Standard quoi. Le genre de type à qui le coiffeur fait systématiquement la même coupe de cheveux sans âme. Le genre d’individu à qui aucune coiffure n’irait de toute façon. … Un look de hipster bateau, une chemise à carreau, un t-shirt délavé surmonté d’un logo obscur (une série ? un jeu ?  Un bouquin ? Une marque de lessive ? Qu’importe !), un jean raide grisâtre qui fut peut-être noir pendant un temps. Les lunettes à grosse monture du gars qui a passé la fin de son adolescence à défoncer ses rétines sur des jeux en lignes, des réseaux sociaux et son blog d’artiste maudit (auteur ? photographe ? dessinateur de bd ?). Il a un truc pourtant. Quelque chose en plus. Un je ne sais quoi qui cri très fort : « Je suis un type génial, et si on faisait connaissance ? »
Merde ! Il s’approche. Maisqu’est-cequ’ilveut ? Maisqu’est-cequejefais ? Il esquisse un sourire niais. Il ouvre la bouche… Je déteste cette horreur de top orange et mon legging me rentre dans le…
« Salut… ? »
« Sa…lut. »

Nos regards se croisent.
C’est idiot, je crois que j’ai rougi. J’espère qu’il ne s’en ai pas rendu compte. Je n’arrive toujours pas à savoir si ce rendez-vous était une bonne ou une mauvaise idée. Au moins, cette fois-ci, je ne suis pas sapée comme un clown qui ferait du lap-dance ! Il profite du silence pour tremper les lèvres dans son chocolat viennois. Je tripote nerveusement ma tasse de thé fumante. La chantilly lui fait une moustache qu’il balaye d’un coup de langue. Je ne le trouve pas beau. J’aurais aimé lécher moi-même la chantilly sur sa bouche. Qu’est-ce qui me prend ? C’est ridicule. Il parle beaucoup. J’aime bien sa voix. Il est intéressant. Drôle. Apaisant. Je souris. J’ai l’air gourde ! Je tente une observation tout à fait hors de propos :
« Tu savais que le bouton de fermeture anticipée des portes dans un ascenseur est en fait un bouton placebo ? Il ne sert absolument à rien, c’est juste pour donner aux gens l’illusion qu’ils vont plus vite. »
Il répond : « Ah bon ? » comme s’il était véritablement surpris.
Il est tout de même gentil de me faire croire que ce que je raconte est intéressant.

Nos regards se croisent.
Il semble perdu, troublé ou carrément affamé. Il se contracte entre mes cuisses. J’aimerais le dévorer entièrement. Il lâche un soupire qui se mut en gémissement. Je le cueille sur ses lèvres sans interrompre le mouvement. Il plaque ses mains sur mes seins, je ferme les yeux. Encore plus qu’en moi, c’est contre moi que j’aime le sentir. Je voudrais que ça ne s’arrête jamais : moi à califourchon, lui en dessous, l’air totalement paumé, les regards fiévreux, les gestes malhabiles, nos bouches qui se cherchent dans une demi-pénombre. Mais dans un dernier soubresaut, il exulte, je retombe mollement, silencieusement, sur lui et j’attends… quoi ? la fin du monde ?

Nos regards se croisent.
« Qu’est-ce que tu en penses ? »
Je hausse les épaules. Pour moi, safran ou poussin, c’est un peu pareil. Il insiste, le safran est plus solaire, le poussin plus pastel. Je lui signale que c’est bizarre, pour un homme, d’être aussi tatillon sur les couleurs.
« Non je trouve pas… C’est important, le salon, quand même… »
Je suis d’accord, c’est très important. C’est un premier pas dans notre vie à deux. Après safran ou poussin viendront d’autres questions existentielles auxquelles nous devrons répondre ensemble : Coupé ou monospace ? Fox terrier ou bouvier bernois ? Lucia ou Clémentine ? Je souris. Un sourire un peu trop franc qui laisse discrètement passer un bref éclat de rire. Pas suffisamment discret…
« Pourquoi tu te marres ? » glousse-t-il
« Pour rien… Je suis juste contente de…faire ça avec toi. »
Il passe son bras autour de mes épaules, m’embrasse sur la tempe et m’entraine dans le rayon suivant :
« …Ou sinon, un papier-peint ? »
Eurk ! Un papier-peint ? Mon mec viendrait-il tout droit des années 80 ?!?

Nos regards se croisent.
Je baisse les yeux. Il resserre sa prise sur mon bras. Il cri. Mes oreilles bourdonnent. Je ne peux qu’imaginer ce qu’il me crache au visage. Je suis ailleurs. J’ai la tête qui tourne. J’ai peur.
J’ai tellement peur de tout casser pour une stupide histoire de fesses. Je marmonne que je l’aime, mais il cri de plus belle. Ce n’était probablement pas la bonne réponse.
Mes jambes sont devenues coton. A croire que seule sa poigne sur mon épaule me maintient encore debout. Il passe sa main sous mon menton, m’oblige à le regarder. Mes yeux fuient, papillonnent comme s’ils étaient en danger. Il hurle « Regarde-moi… ! ». Je pense aux voisins. C’est idiot, qu’ils aillent se faire foutre !
Un silence. Il s’est tut. Enfin. Il attend. Je dois lui répondre. J’ai tellement peur de le perdre. J’hésite puis je me lance. Je lui déblatère tout un tas de lieux communs, battus et rebattus dans les romans, les films, les chansons. Je le supplie de me pardonner, je lui dis que je l’aime, que je n’ai jamais aimé que lui, que tout cela ne signifiait rien pour moi, que c’est terminé, que ça n’arrivera plus. Je suis vraiment trop conne. Trop conne !!! Mais il ne m’entend pas. Il a déjà attrapé son manteau et claqué la porte.
Moi, je sanglote lamentablement sur le parquet. J’ai toujours pensé que j’étais trop futée pour cette scène pathétique du drame conjugal. A présent je sais que non.

Nos regards se croisent.
Le sien est calme, serein, décidé, ce qui ne m’énerve que davantage.
Il détourne enfin le regard, probablement intimidé par le feu ardent du mien. Si je pouvais tuer par la pensée, il serait déjà mort. Il remue nerveusement la cuillère dans son capuccino, je crispe mes doigts sur mon verre de soda. Même le lent balancement de la rondelle de citron au milieu des glaçons m’exaspère. J’ai envie de tout envoyer balader, de tout fracasser contre le mur…et ça sale petite tronche prétentieuse avec !
« C’est juste une pause. Un temps mort. Tu le vois bien, qu’on se fait du mal, quand même ? »
Ma mâchoire se serre. C’est mieux. Si elle était plus souple, je lui enverrais certainement une flopée d’insultes. Une pause ? Tu me prends pour une andouille ? Tu crois peut-être que j’ai cinq ans et demi et que je vais gober toutes tes salades ?
« On peut pas continuer comme ça, Annabelle. C’est plus possible. »
« Qu’est-ce que tu veux au juste ? Me faire payer, c’est ça ? »
« Non. Je veux juste qu’on aille mieux, tous les deux. Il y a des torts des deux côtés et je pense sincèrement qu’on a besoin de faire le point. Séparément. »
Alors c’est comme ça ? C’est fini ? Je tremble. J’ai la nausée. Mes yeux se remplissent de larmes. J’ai même l’impression d’entendre l’eau salée glouglouter dans mes orbites.
« C’est à cause de cette histoire avec Gustave ? »
« Je t’en prie…ça remonte à six ans maintenant… »
« Mais alors quoi !? Hein ? Ta Justine ? Ou alors, une autre ?... Hein ? C’est ça ? »
« Non, voyons. Ça n’a rien à voir. Mais tu ne peux pas être aveugle à ce point-là ! Tu vois bien qu’on s’engueule constamment. Tu vois bien qu’on a plus du tout les mêmes envies, les mêmes projets d’avenir… Tiens, même tes amis… »
Il s’interrompt, comme conscient de s’aventurer sur un terrain glissant et injustement cruel. Il soupire. Je lâche mon verre. Je caresse instinctivement sa main. Sa peau. Douce, chaude, si familière. J’ai tellement envie de lui tout à coup. J’aimerais me réfugier contre lui et ne jamais plus en sortir. Il retire sa main, comme si la mienne l’avait brûlé. Comme si j’étais devenue la créature la plus répugnante que la Terre ai jamais portée. Je me sens triste, humiliée, seule. Je le hais tellement fort ! C’est fou comme je l’aime !
« Je ne veux plus continuer comme ça, tu comprends ? »

Nos regards se croisent
Il a pris un peu de ventre. Peut-être se dit-il la même chose en me contemplant. Il me fait la bise, l’air distrait. C’est très étrange comme contact. D’un côté, ses lèvres, ses joues, sa main sur mon épaule me font l’effet d’une scène maintes fois rejouée. Mon corps semble reconnaître celui avec qui il a  partagé tant d’étreintes, de caresses, de baisers langoureux. Peut-être même se scandalise-t-il de cet effleurement chaste. De l’autre c’est comme si un parfait inconnu venait d’envahir mon espace vital, comme si on s’était vaguement connu dans une vie parallèle mais que là, présentement, nos joues l’une contre l’autre, c’est déjà beaucoup trop !
C’est lui qui a insisté pour que l’on se voie. Surtout, garder contact et pourquoi pas, rester amis… Mais quel est l’intérêt de maintenir une entente cordiale de carnaval avec une personne dont on a (ou qui vous a) littéralement brisé le cœur ? Quelle sincérité dans cet échange peut-on espérer après avoir partagé du très bon comme du très mauvais ? A part peut-être pour se donner bonne conscience, se convaincre qu’on n’a pas complètement tout détruit.
A mon grand étonnement, je ne ressens ni colère, ni peine, ni regret. Un inconnu, vous dis-je. Un parfait inconnu. Ou tout au plus, un vieux copain du collège que l’on recroise après une éternité et à qui on ne sait trop quoi dire. Ça donne un échange banal du genre « Hey ! Comment tu vas ? T’as l’air en forme. Tu fais quoi de beau ? Et tes parents ?... Et Serge et Camille, comment ils vont ?... »
On s’installe dans un café, comme le jour où tout a commencé et celui où tout s’est terminé. Je commande un Martini. Oui, à quatre heure de l’après-midi. J’ai  juste besoin qu’il comprenne que j’ai changé. C’est absurde, je sais. Il prend un café et une part de tarte au citron.
Je le regarde lécher goulûment sa cuillère, l’écoute siroter bruyamment son café. Je me demande comment j’ai pu passer tant d’années avec un type qui fait claquer sa langue à chaque boucher de gâteau et qui met un temps fou à finir un pauvre expresso. Il me demande si j’ai quelqu’un. Je tente durant un quart de seconde de donner un sens à cette question, avant de lancer une réponse banale et volontairement floue :
« Rien de très sérieux. »
Il hoche la tête, songeur. Il s’agite un peu, semble espérer que je lui retourne la question. Sa nervosité m’amuse. Je persiste dans mon silence, juste pour le voir s’enfoncer davantage. Puis je décide de pousser le jeu un peu plus loin :
« Il y a quelques mois, j’ai eu une brève histoire avec Karim… tu sais, le frère de ma collègue Silvia ? Mais ça s’est arrêté là. L’un comme l’autre, on n’avait pas spécialement envie de se lancer dans une relation durable… C’était pour passer le temps, tu comprends ? »
Il bafouille des « Hmm-hmm » qui laissent supposer que non, il ne comprend pas, que ce babillage l’ennui, que son idée initiale l’obsède. Je le dévisage avec un demi-sourire. J’attends qu’il se décide. Et soudain, il répond à mes attentes. Il se lance. Il crache enfin le morceau !
« Je suis papa depuis 6 semaines. »
« C’est merveilleux ! »
Il me rend aussitôt mon sourire, en version ultrabright, et lâche un soupire de soulagement. Que craignait-il au juste ? Que je me mette à crier, à pleurer ? Que je le supplie de revenir et par la même occasion de balancer son gosse dans le caniveau ? Ou souhaitait-il simplement obtenir ma bénédiction ? C’est peut-être un peu tard, non ? Et comme libéré d’un poids immense, il me balance la totale : il s’appelle Evan, maintenant il mesure… il pèse… la maman s’appelle Chloé, ils se sont rencontrés en séminaire de… Ils sont tellement heureux que…et tu sais, l’été prochain, ils partiront avec ses beaux-parents à….
Il semble tellement ravi de me raconter tout ça. Je l’écoute attentivement, fournis des réponses brèves et des sourires là où il semble en souhaiter. Après une bonne demi-heure sur ce modèle, il s’interrompt enfin, lâche un nouveau soupire satisfait puis déclare :
« Il faut que j’y aille. J’étais vraiment enchanté de te revoir. »
Il jette un billet sur la table, se lève, enfile son manteau, s’enroule dans une écharpe à carreaux. Il dépose sur ma joue une bise, toute aussi creuse que celle de l’arrivée.
« Bon bah…il faudra qu’on se refasse un truc, un de ces quatre… »
Je remue stupidement la tête et lui adresse un signe de la main alors qu’il passe la porte. Je sais qu’on ne se reverra pas, je me demande si lui aussi l’a compris.
Je vide mon verre et commande une crêpe au caramel.

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