Mon refuge

Bientôt ce sera mon tour.
Ils m'ont prévenu. Ils l'ont répété plusieurs fois.
"Attention, attention, disent-ils, Si tu ne fais pas d'effort, ça va mal finir!"
Certains savent en faire, des efforts, les yeux doux, presque suppliants, mais muets... oui, car personne n'aime entendre chouiner à qui mieux-mieux. Ils s'avancent au maximum dans la lumière, histoire qu'on les voit bien, qu'on admire leurs jolies petites bouilles, et ils contemplent les visiteurs, l'air de dire: "Je ne te connais pas mais je t'aime déjà"

Écoeurant!

Moi, je ne les aime pas. Ils sont laids, sales et bruyants. Je ne les aimerai jamais ; ça tombe bien, eux non plus! Je leur fait peur. Il parait que je suis moche, vieux et agressif. Tout ça parce que je grogne lorsqu'on tente de m'approcher. Pourtant je ne mord pas. Je veux simplement qu'on me fiche la paix. C'est pas compliqué à comprendre, non?
Mais ici, ça ne leur convient pas. Ils veulent me voir partir. Ils en ont assez de me nourrir. Je crois que j'occupe une cage depuis trop longtemps ; je me demande depuis combien de jours, mois, années... Sacrément longtemps, c'est sûr. Je pensais même pouvoir finir mes jours ici, mais il parait que ce n'est "vraiment pas la meilleure chose à faire", que nous devons tous partir, trouver un "foyer". Qu'est-ce que c'est au juste qu'un foyer?
Mon voisin de cellule prétend que c'est "un endroit, comme celui-ci, mais avec un jardin, un panier confortable, des jouets et des gens qui s'occupent de vous comme il faut. Parfois, ils ont des enfants et c'est chouette!"

... Sauf que moi, j'ai horreur des enfants, car en plus d'être aussi laids, sales et bruyants que leurs géniteurs, ils sont aussi violents et inconscients. Incapables de se rendre compte qu'il ne faut pas tirer les poils, la queue ou les oreilles des autres! Et à la moindre objection, ça va pleurer dans les jupes de sa mère. Non, sincèrement, j'en ferais quoi, moi, d'un foyer?
D'autant que si c'est vraiment ce que je crois, j'en ai déjà eu un et je n'en garde vraiment pas un bon souvenir.
Triste étape de mon existence: quelle que soit la période de l'année, qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, je devais impérativement rester dans le jardin. Pas question de mettre le museau dans la maison, ni même d'exiger la moindre petite marque d'affection. Le chien, dehors ; les humains, dedans, mon cul sur la commode, un point c'est tout.
Un jour, sans trop savoir pourquoi, il m'a fait monter dans la camionnette et m'a amené dans un endroit avec plein d'arbres partout. Il a attaché ma laisse à un tronc et m'a coupé l'oreille à la Van Gogh. Inutile de s'étendre sur le sujet: vous vous doutez bien que ça fait sacrément mal.
Le reste est assez flou. J'imagine que ces gens m'ont retrouvé là, à demi agonisant et ont soigné mes blessures. Depuis, je n'ai quasiment pas quitté ma cellule, sauf pour le nettoyage rituel et, parfois, une petite promenade. Chaque fois, la lumière du soleil me pique les yeux et mes pattes tremblent comme si je ne les avais pas utilisées depuis des siècles. Ce n'est pas non plus l'euphorie mais moins, ça m'occupe.

"S'il n'est pas parti avant la fin de la semaine, on laisse tomber."
Sur le moment, je n'ai pas vraiment compris et puis, au fil du temps, cette phrase a fait sens. Je les voyais se pencher sur une cage, prononcer ces mots ou quelque chose d'équivalent:
"On ne peut pas le garder plus longtemps. Il y en a tellement!"
"Personne ne voudra de lui, c'est couru d'avance."
Et quelques jours plus tard, le pensionnaire concerné partait avec eux pour ne plus jamais revenir. Au début, on tente d'être optimiste, de se dire que, tant mieux pour lui, il a trouvé ce fameux "foyer" qui lui tenait tant à coeur. Mais peu à peu, on commence à se poser des questions, parce que, quand même, ce n'était pas l'heure des visites et qu'en plus, personne n'est venu l'observer. Alors, quoi, moi je veux bien, mais bon sang, avant de faire une acquisition on jette au moins un oeil à la marchandise!

J'y ai souvent pensé et repensé en voyant mes voisins se faire embarquer au petit matin. Tout ça, c'est louche, les mecs.
Résultat, maintenant, c'est moi l'ancêtre, le doyen, et je me doute bien que je ne ferai pas de vieux os par ici. Oui, bientôt, ce sera mon tour. Plus qu'une semaine et c'est bon. Ils l'ont dit. Je le sais. "Une semaine mais pas plus!" Moi, de toute façon, je n'ai pas la notion du temps. Les heures passent et se ressemblent toutes. Jour, nuit, jour, nuit... je sais même pas compter alors, cinq ou sept jours, c'est du pareil au même!
Un matin, ils viendront et m'escorteront jusqu'à l'infirmerie, tout au fond du couloir. Je verrai à peine les rayons du soleil poindre par la fenêtre et alors je comprendrai: Trop tôt pour une simple promenade, évidemment. Les autres me regarderont passer, intrigués, tout comme je l'étais, les premières fois. Ils refermeront tout doucement la porte derrière moi, très calmement et sans geste brusque ; pour ne pas m'effrayer, d'une part, mais surtout, pour que les autres ne se doutent de rien...

Et là, allongé sur une table glacée, je vous fais pas de dessin, hein? Fin de l'histoire et au revoir m'sieur-dames!

Commentaires