Billy

Le problème, dit ma mère, c'est que cette petite n'a pas d'ami. Elle répète ça à longueur de temps, à la famille, aux voisins, aux commerçants... A force, j'ai même arrêté de compter. Je sais qu'elle le dit au moins une fois par jour, lors du dîner, tandis que chacun raconte sa journée. Maëva et Béatrice se chamailleraient presque pour prendre la parole. Chacune retransmet les potins quotidiens de l'école primaire. Victor a dit ceci, Emmanuelle part au Brésil cet été, Victor pense que cela, Le frère de Maxine s'est cassé la jambe... Moi je ne dis rien. Je n'ai rien à dire. Lorsque mes parents m'interrogent, je balbutie trois phrases sur ce que l'on a étudié à l'école. Rien de plus. "Le problème, vraiment, c'est que tu n'as pas d'ami, se lamente maman, Et cette petite fille à qui tu as donné la main, pour aller à la bibliothèque?" Je hausse les épaules. je ne me rappelle même pas de son prénom. En toute franchise, ça n'a aucune espèce d'importance. Je n'ai pas envie de parler, ni de jouer, ni de rire avec eux. Je n'ai pas envie de les connaitre et c'est réciproque. Ma mère soupire, mi-déçue, mi-agacée. Je ne fais aucun effort! Je finirai toute seule et ce sera tant pis pour moi!

Le week-end, c'est le défilé devant la porte: "Maëva peut venir jouer?" "Est-ce que Béatrice peut venir à la piscine avec nous?" Jamais personne pour moi. Je finis toujours par jouer seule dans le salon. Parfois, Papa fait des gâteaux, du bricolage ou du jardinage et je l'aide un peu. Il essaye de m'occuper. C'est gentil, mais je n'ai pas besoin de lui. Je suis grande. J'ai huit ans et demi. Je peux très bien m'occuper toute seule. Même lorsque mes soeurs ne sont pas là. D'ailleurs, je préfère lorsqu'elles ne sont pas là. Elles n'ont aucune imagination. Lorsqu'on joue avec les poupées, ils faut toujours qu'elles reprennent l'histoire d'un dessin animé. Billy, au moins, il invente! Quand Maëva et Béatrice sortent, il en profite pour me rendre visite. Billy est mon ami. C'est un petit garçon un peu plus âgé que moi. Il pourrait être dans la même classe que Béatrice, mais il ne va pas à l'école. Il sait déjà tout ce qu'il y a à savoir.

"Cette petite n'a pas d'ami"...ce n'est pas vrai! Billy compte toujours pour du beurre et ça le rend furieux. Je crois qu'il n'aime pas beaucoup maman. Elle le traite d'éléphant. Cela rendrait dingue n'importe quel enfant. "Un éléphant n'est pas un ami!"dit-elle péremptoire. "Je ne suis même pas gros!"réplique-t-il alors. Mais elle fait mine de ne pas l'entendre, et s'empare de mon Babar avec la nervosité qui la caractérise. Je ne comprends vraiment pas pourquoi elle se met en colère à chaque fois que nous parlons de Billy et se venge en kidnappant ma peluche préférée. Une punition, probablement.

Après, je passe des heures à consoler Billy et à tenter de le convaincre que ma mère n'est pas aussi méchante qu'elle en a l'air. Ce n'est pas évident. Il a beau être sage, souriant et gentil, on dirait vraiment qu'elle le déteste! Du coup, à chaque fois qu'elle apparaît, il ricane: "Tiens, revoilà la fée Carabosse" et tandis qu'il mime une vieille sorcière bossue, je ne peux m'empêcher de pouffer. Par contre, Billy aime bien Papa. Déjà, il ne l'ignore pas et lui dit même bonjour. Ensuite, il me demande régulièrement de ses nouvelles.
- Comment va ton Billy en ce moment?
- Tu peux lui demander toi-même, il vient d'arriver.
- Ah oui, tiens! Salut Billy, la vie est belle?
Lorsqu'il discute avec lui, il vérifie toujours que maman n'est pas dans les parages, de peur de l'entendre ronchonner: "Tu lui fait plus de mal que de bien en entrant ainsi dans son jeu!"

Je ne comprends pas bien ce qu'on me reproche. Comme quoi, il faudrait que je me fasse des amis, mais dès que j'en trouve un à mon goût, on y trouve à redire... Je me demande si ma mère n'est pas un peu "raciste". Il parait que c'est le mot qui convient lorsqu'on n'aime pas certaines personnes. Parce qu'elles sont différentes ou quelque chose comme ça. Je ne sais pas encore ce que Billy a de différent, mais je ne vois pas d'autre explication.

Pourtant, depuis quelques temps, Billy est de mauvaise humeur. Il boude, se plaint beaucoup, pique une crise lorsqu'il perd à un jeu et dit des choses sur maman que l'on n'a pas le droit de dire lorsqu'on est petit. Des choses méchantes et très vulgaires. Il prétend que si j'étais vraiment son amie, je le défendrais, que mes soeurs sont jalouses, que ma mère ne m'aime pas car, si c'était le cas, elle ne répéterait pas cette chose terriblement humiliante, blessante et absurde: "Le PROBLÈME de cette enfant, c'est qu'elle est INCAPABLE de se faire des amis". Billy dit que si ça continue, maman ne voudra plus de moi, qu'elle me trouve bête et méchante et que, selon elle, personne ne voudrait d'une gamine aussi bizarre sous son toit.
Billy dit que Papa m'aime très fort, mais que le problème, c'est cette femme. Si ça se trouve, ce n'est même pas ma vraie maman. Billy aime l'histoire de Cendrillon. Il pense que, peut-être, je suis un peu comme elle, que "maman" n'est qu'une méchante belle-mère, que je ne devrais pas me laisser faire. Il me raconte souvent la véritable histoire, celle qu'on ne dit pas aux enfants. Celle où, à la fin, les deux soeurs ont les yeux crevés par des corbeaux et où la belle-mère meurt d'avoir trop dansé sur des souliers en fer brûlants. Il dit que si je faisais un effort, je pourrais être cette Cendrillon, que papa serait fier de moi, qu'on serait heureux tous les trois.
Il vient aussi le soir dans ma chambre et se glisse sous la couverture, tout contre moi. Il enroule ses bras autour de mon cou et me chuchote des mots étranges à l'oreille. Il me raconte des histoires et je ne sais plus si ce sont des rêves, des contes ou la réalité. Alors que je m'endors, une voix rieuse de petit garçon me répète: "Ne laisse plus la méchante reine nous faire du mal. Plus jamais."

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